Poursuivons donc ce mélange de réflexions et d'informations visant à démystifier la direction littéraire.
Alors que je parlais de focalisation et de point de vue, dans mon dernier billet, Annie a mentionné en commentaire avoir déjà lu un livre où il semblait que l'histoire aurait été mieux servie si elle avait été narrée par le point de vue d'un autre personnage.
Ça arrive. Et, dans une certaine mesure, je crois que c'est normal.
Écrire, c'est manier un média sans contrainte de budget ou d'espace. On peut pratiquement tout faire avec un texte. Alors il arrive souvent un point, durant une direction littéraire, où une décision difficile doit être prise. Plusieurs choix se présentent, aucun n'est objectivement meilleur que l'autre, cependant le statu quo nuit au texte.
Dans ce cas là, il faut interroger l'auteur sur ses intentions.
Par exemple, alors qu'on retravaillait le premier tome de Hanaken I (où je faisais alterner le point de vue de Yukié et de Sato d'un chapitre à l'autre, en les faisant parler tous les deux au je), Élisabeth m'a demandé "Mais c'est qui le personnage principal? Qui est le plus important pour toi? On va laisser celui-là en je et mettre l'autre à la troisième personne."
En y réfléchissant, je me suis rendue compte que, pour moi, les deux étaient importants. Ils étaient les deux extrêmes, les deux facettes de ce que ça signifiait être samouraï, homme ou femme, conformiste ou pas, loyal envers son seigneur ou envers sa famille... Ce à quoi Élisabeth a répondu "Ok, alors on les met tous les deux à la troisième personne. Et, tu sais... si tu veux présenter les deux facettes, Yukié étant très fonceuse et courageuse, Satô pourrait peut-être être plus craintif?"
Et ainsi est née la peur du noir de Satô. Qui occupe à peine une ligne ici ou là, mais qui approfondit le personnage et mon intention.
Les intentions de l'auteur, ce qui inclut les grands thèmes auxquels il veut toucher dans son texte et les messages qu'il veut passer, doivent être au centre de la direction littéraire. Parce qu'un partie du travail du directeur, ce sera d'aider l'auteur à mettre son intention en valeur, sans pour autant assommer le lecteur à coup de messages!
Pour moi, les intentions se travaillent à petites touches, éparpillées ici et là dans le texte. Elles n'ont pas besoin d'être expliquées au lecteur (j'oserais même dire qu'elles ne le devraient pas), mais elles devraient percoler à travers l'écriture, être ressenties subtilement.
Parfois, l'auteur écrit sans même se rendre compte qu'il a mis un message ou un thème dans son texte. Il a écrit sans intention. Le travail du directeur littéraire sera alors de l'aider à cerner ses motivations inconscientes (oui, je sais, ça semble ésotérique dit de même, mais comme on écrit à partir de soi, on met toujours davantage de nous qu'on ne le pense dans un texte) et de les mettre en valeur.
Car ce sont les intentions, thèmes et messages qui resteront dans la tête du lecteur une fois qu'il aura refermé le livre. Et qui, peut-être, lui donneront envie de le lire de nouveau.
7 commentaires:
Je trouve fascinant comment un directeur littéraire peut vraiment aider l'auteur à compléter sa vision. Je discutais récemment avec une auteure qui écrit de manière très instinctive: elle rédige tout plein de fragments puis essaie d'en faire un tout en laissant les thèmes et les arcs narratifs apparaître organiquement. J'imagine très bien que dans un tel cas le directeur littéraire aura à mettre de l'ordre dans le chaos.
À l'opposé, il y a d'autres auteurs qui possèdent dès le début une vision très claire de ce qu'ils veulent accomplir. Le directeur littéraire pourra les aider à trouver une route plus intéressante ou plus directe pour atteindre leur destination.
Je vais parler en physicien: le plus important dans tout cela, c'est de définir dès le début quelles sont les constantes (les éléments du récit qui sont immuables) et quelles sont les variables (tout ce qui peut changer). Puisque tu utilises Hanaken en exemple: tu n'aurais sans doute pas apprécié si Élisabeth t'avais suggéré de transformer le récit pour en faire une histoire de cow-boys. C'est bien normal que, pour respecter la vision de l'auteur, il y a des éléments qui ne doivent pas changer! Mais ensuite il reste toutes les variables sur lesquelles on peut travailler, et explorer quelles modifications permettent de solidifier le récit est un travail passionnant.
«Le travail du directeur littéraire sera alors de l'aider à cerner ses motivations inconscientes (oui, je sais, ça semble ésotérique dit de même, mais comme on écrit à partir de soi, on met toujours davantage de nous qu'on ne le pense dans un texte) et de les mettre en valeur.»
Je médite ce passage depuis ce matin... et il contient beaucoup de vérité!
@Alain : Oui, j'ai entendu parler de ce genre de rédaction très organique... mais je ne pense pas que le directeur littéraire y joue un très grand rôle, puisque l'auteur doit parvenir à organiser son chaos pour soumettre un manuscrit cohérent! lol! Par contre, il doit y avoir de l'uniformisation à faire.
Ton idée de constante et de variable est intéressante, mais... Ben le directeur littéraire pourrait arriver avec une vision des constantes très différente de celle de l'auteur! Il m'est arrivé de diriger un texte qui était, pour moi, une histoire très originale de premier contact, avec une histoire cliché de vengeance comme prétexte. Pour l'auteur, c'était une histoire de vengeance et le premier contact était le prétexte! Il a fallu lui faire prendre conscience que non seulement la vengeance était une variable accessoire, mais qu'elle diminuait même la portée du texte tout entier! (Exercice seulement partiellement réussi : la vengeance est restée, mais diminuée, ramenée à une "variable". Parce que, oui, faut respecter la vision de l'auteur... Des fois même s'il se nuit!)
@Prospéryne : Je te dirais que c'est surtout vrai au début ou lorsqu'on écrit des textes qui touchent à notre vécu. À la longue, on est plus conscients de ce qu'on écrit... Enfin, si on suit la méthode Vonarburg! :p
Sur la vision de l'auteur: pour les projets plus longs, penses-tu qu'il est préférable que le directeur littéraire en discute avec l'auteur avant de lire le manuscrit? Cela peut permettre de poser un regard plus juste sur le texte avant la première lecture (ce qui peut sauver du temps), mais le directeur littéraire perd l'opportunité d'évaluer le texte sans idées préconçues.
@Alain : Non, je crois, au contraire, que le directeur littéraire doit aborder le texte avec le moins d'idées préconcues possible, justement parce que son regard neuf pourrait lui permettre de déceler des messages, des intentions, etc, que l'auteur n'est même pas conscient d'avoir mis dans le texte. Et le directeur pourrait risquer de passe outre sur des trucs qui dévient de l'intention principale en se disant "ah, ok il m'a averti que c'est pas de ça qu'il veut parler, alors il passe vite sur la question". Sauf qu'un lecteur non averti pourrait, lui, être fortement dérangé, agacé, etc.
Ah! Je crois que tu viens de mettre le doigt sur ce distingue une bonne et une mauvaise direction littéraire! Le bon directeur littéraire aide l'auteur à mieux passer son message. Ce n'est pas toujours la même chose que de juste "faire un meilleur livre".
J'adore cette série d'article! Ça me fait réfléchir au max!
@Annie : Oui, je crois aussi que le soin apporté à cerner l'intention de l'auteur est ce qui distingue une bonne direction littéraire d'une direction plus générique.
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