vendredi 7 décembre 2018

Direction littéraire (3) - Question de narration

Poursuivons notre série de billet sur "Une direction littéraire, qu'ossa donne?"

(Entre autres, ça élimine les allusions douteuses qui détonnent avec le reste du texte... Soyez indulgents : mes billets, je les écris sans aide! hihihihi! ;)

Alors une fois la cohérence interne de votre texte rétablie (ou en même temps qu'il vous demande de la corriger), votre directeur littéraire pourrait pointer des problèmes de narration et, surtout, de focalisation.

Si vous savez ce qu'est une narration et une focalisation, sautez les paragraphes qui suivent... 

Le narrateur, c'est la voix qui raconte l'histoire. Ce n'est pas l'auteur, mais ça peut être un personnage ou alors un espèce de point de vue désincarné.

La focalisation, c'est le fait de choisir un personnage et de raconter les événements de son point de vue.

Un narrateur qui parle en "je" est automatiquement focalisé. Mais même un narrateur qui parle des personnages à la troisième personne peut être focalisé s'il suit pendant toute une unité narrative (toute l'histoire ou tout un chapitre ou toute une scène) un seul personnage.

La focalisation en "je" est automatiquement très forte (on est dans la tête du personnage et on entend ses pensées). La focalisation à la troisième personne peut être plus ou moins profonde (on peut intégrer les pensées du personnage à même la narration ou alors les observer avec une certaine distance).

Dans tous les cas, le principe de la focalisation, c'est que le narrateur ne pourra pas affirmer des choses que le personnage-point-de-vue ignore, ni décrire des événements où il n'est pas présent, ni donner des renseignements auxquels le personnage ne pensera pas, parce qu'ils sont trop évidents pour lui. (Pensez-vous au fonctionnement d'une serrure chaque fois que vous entrez chez vous? Pourtant certains textes de SF narré au je ou de manière très focalisée nous décrivent avec moult détails les réflexions des personnages chaque fois qu'ils accomplissent des gestes qui sont, dans leur contexte, banals.)

Et recommencez à lire ici. 

Le directeur littéraire pourra vous pointer les moments où vous avez dérogé de votre focalisation ou alors les passages où un narrateur omniscient triche ou donne le tournis. Il pourrait même (et ça c'est long, pénible, douloureux... et tellement fructueux!) vous suggérer un changement de narrateur, de type de focalisation ou de personnage-point-de-vue.

Selon mon expérience personnelle d'auteure et directrice littéraire, les deux erreurs de narration les plus courantes, c'est de choisir le mauvais personnage pour raconter une histoire (comme j'avais fait dans la première version de ma nouvelle "La Comorte", en racontant le récit du point de vue de la jeune femme traquée plutôt que de celui du soldat qui la recherche) ou de décrocher de notre focalisation en cours de route (en passant sans raison à un narrateur omniscient ou en s'éloignant trop longuement des perceptions de notre personnage-point-de-vue ou tout simplement en affirmant quelque chose que notre personnage-point-de-vue ne pouvait que déduire).

Heureusement, non seulement ces problèmes se corrigent bien une fois qu'on a compris la technique, mais ils peuvent doter un texte de beaucoup de profondeur, en induisant, de manière tout à fait naturelle, une couche de réalisme et de mystère. Après tout, dans la vraie vie, on ne sait jamais exactement ce que les gens autour de nous pensent et ressentent.

15 commentaires:

Dominic Bellavance a dit…

C'est l'erreur no 1 que je rencontre quand je fais du coaching. J'ai souvent l'impression que les auteurs débutants n'ont aucune notion de ce qu'est un point de vue. On suit un personnage pendant 4 pages, et ensuite la focalisation se met à sautiller un peu partout. (Heureusement, votre livre va leur venir en aide 👍)

Annie Bacon a dit…

J'ai récemment lu un livre sur lequel je me suis dit exactement ce que tu mentionne: il aurait été 100X meilleure s'il avait été écrit du point de vue du deuxième personnage principal! Mais qu'est-ce que ça doit être chiant de devoir tout ré-écrire en changeant de narrateur!!!

Dominic Bellavance a dit…

Annie : Des fois aussi, faut garder le même personnage, mais juste changer la manière de raconter. J'ai 2 romans en particulier que j'avais écrits à la 3e personne, pour me rendre compte ensuite que l'histoire coulait bien mieux en les mettant au "Je". Ça n'a pas été nécessairement facile de faire la transition (faut pas juste changer les pronoms), mais ça en a valu le coup.

Gen a dit…

@Dominic : En même temps, dans notre livre, on leur dit surtout d'aller lire le bouquin d'Élisabeth! lolol! Elle a déjà expliqué la notion en long, en large et en travers, alors on leur a juste fait un résumé. Mais oui, la notion de focalisation et de point de vue a l'air très mystérieuse pour plusieurs auteurs.

@Annie : Pour l'avoir fait sur des textes assez courts... oui, c'est chiant! Mais c'est pas si pire, au fond. Il faut repasser toutes les phrases, mais, souvent, l'essentiel est déjà là, faut juste ajuster un peu. De gros problèmes de cohérence peuvent amener ben plus de travail!

Philippe-Aubert Côté a dit…

Et une fois qu'on a bien maîtrisé ces règles, on peut se permettre de les enfreindre. Pas n'importe comment et avec du doigté, mais on peut les enfreindre :-p

Gen a dit…

@Phil : J'pense que la job du directeur est aussi de dire "ttttt, tantôt tu as triché pis j'ai rien dit, mais là ça fait deux fois de suite, alors le lecteur va s'en apercevoir, facque corrige ici!" ;)

Prospéryne a dit…

j'ai lu récemment quelques livres qui s'amusaient à changer de focalisation en changeant de paragraphe. Ça m'a vraiment tapé sur les nerfs, donc, je me suis dit que ça doit être une erreur de débutant... ou une erreur tout court. Tu sembles confirmer cette impression!

Gen a dit…

@Prospéryne : Ça pourrait être volontaire, mais si c'est désagréable à lire, c'est une erreur, que ce soit volontaire ou pas! lol! Mais c'est effectivement souvent une erreur de débutant, ce genre de narrateur qui saute constamment d'une tête à l'autre. Ça et le narrateur au je qui sur-explique toutes ses actions.

Philippe-Aubert Côté a dit…

@Gen : il me semble que le directeur littéraire doit aussi signaler la première tricherie, surtout si elle n'apporte rien (émoticône de bonhomme pensif -- ça manque sur blogger). Ceci dit, le rôle du directeur littéraire peut aussi être de dire à l'auteur "une tricherie ici aiderait ton récit, voici comment procéder pour que ça marche."

Gen a dit…

@Phil : Oui, ça marche dans les deux sens, en effet (et pour la première tricherie, j'assumais que l'auteur l'avait mise là pour une bonne raison, sinon, en effet, faut que le dir litt la signale!). Un petit zoom out de focalisation, quand c'est fait subtilement le lecteur n'y voit que du feu! ;)

Guillaume Voisine a dit…

Par rapport au changement de focalisation par paragraphe: si c'est cohérent (c'est-à-dire que c'est supporté par une structure observable), à mon sens, ce n'est PAS une erreur de focalisation. Que ce soit désagréable à lire, ça peut vouloir dire plusieurs choses: a) que c'est mal foutu, ou b) que ça ne répond pas aux sensibilités du lecteur. Dans le premier cas, c'est quelque chose à changer en direction littéraire (c'est donc une erreur, mais de construction plus générale; la focalisation, dans ce cas, est plus un symptôme d'un problème plus profond), mais dans le deuxième? C'est surtout une question de bien viser le bon lectorat.

Je parle ici d'un cas particulier (et assez hypothétique), où l'auteur(e), en toute connaissance de cause, décide d'expérimenter avec les codes du récit et de la narration. Ça ne couvre pas la situation de l'auteur débutant qui fait un peu n'importe quoi. Mais, justement, dans ce cas-là, ça ne sera probablement pas cohérent.

Gabriel a dit…

La narration est une notion que je comprenais mal (même si ça ne paraissait pas tout le temps dans mes textes) avant de participer à ton atelier et les quelques exercices là-dessus m'ont ouverts les yeux sur cette partie essentielle d'une bonne histoire.

Prospéryne a dit…

@Guillaume, le cas que j'ai en tête, ça jurait pas mal dans le texte. Sans doute la raison pour lequel je l'ai remarqué. En plus, c'était un truc narratif récurrent dans le texte et à la longue, c'était... disons désagréable. Je parierais dans ce cas pour un auteur débutant.

@Gabriel, hold my beer!

Gen a dit…

@Guillaume : Tout à fait! Cela dit, sur un changement à chaque paragraphe, ce qui est court en maudit comme unité narrative, je crois que la structure observable doit vraiment être... observable! (Comme Damasio dans la Horde du Contrevent!)

Et ton commentaire illustre bien ce que je disais dans mon premier billet sur la direction littéraire : ce qui rend la direction littéraire aussi mystérieuse, c'est le fait qu'elle doit s'adapter au texte ET au public visé. Ce ne sont pas des recettes, il y a beaucoup de subjectivité et de sensibilité individuelle qui entre en jeu. Alors difficile de dire "la direction littéraire, c'est ça et pas ça". Là j'essaie surtout d'expliquer ce que ça peut être, ce que ça peut recouvrir. (Pis je me prépare des munitions pour le prochain auteur qui braillera que "ça se fait pas de lui demander de modifier son texte comme ça". :p )

@Gabriel : Tant mieux! Et merci! :)

Gen a dit…

@Prospéryne : lol! Merci à toi aussi! Vous avez vraiment fait des pas de géant pendant l'atelier!