Au tournant de 2020, dans la foulée de mon divorce, j'ai fait un choix que mon planificateur financier et mon agent d'immeuble ont qualifié, avec dédain, de "décision émotive" : j'ai investi l'essentiel de mes avoirs (dont ma part de la maison familiale fraîchement vendue et une bonne partie de mes économies de retraite) dans un condo.
Un 4½ assez récent, dans la même ville et le même quartier que mon ancienne maison, ce qui me permettait de ne pas changer ma fille d'école.
"Vous devriez attendre" m'ont dit les supposés experts. "Vous ne savez pas ce que la vie vous réserve, dans un an ou deux, vous pourriez être à nouveau en couple, vouloir plus d'espace... Vous devriez louer pendant quelques années..."
Mais un 4½, ça me semblait bien assez grand pour un couple éventuel (j'avais raison). Et louer quelques années, ça voulait dire me mettre à la merci des appartements disponibles, des enquêtes de crédit (qui ne seraient pas favorables à une écrivaine-travailleuse-autonome), risquer des reprises de logement, des propriétaires abusifs ou paresseux... Ça voulait dire aussi envisager plusieurs déménagements. Traîner ma puce au milieu des boîtes...
Je savais que je ne pourrais pas gérer ces stress-là. Je mettais déjà les ruines de moi-même dans des boîtes. Ma maison, qui avait accumulé les pépins depuis des années mais que j'avais toujours réussi à remettre sur pied, dans laquelle j'avais investi beaucoup d'énergie, que j'avais arrangée à peu près à mon goût, ma maison m'était arrachée. Je ne voulais plus jamais revivre ça.
"Prenez une plus grosse hypothèque au moins, m'a-t-on dit. Avec les taux d'intérêt actuels..."
Mais les taux pouvaient monter, les paiements pourraient devenir un stress...
Alors j'ai accepté l'étiquette et le dédain, j'ai affronté les messieurs experts et j'ai acheté (presque) comptant. C'était une décision émotive? Sans doute, mais mes émotions, je devais les respecter, puisque je vivrais avec. Je voulais un toit à moi. Un refuge pour me reconstruire. Que personne ne pourrait m'enlever.
J'ai signé l'achat de mon condo un mois avant le confinement. Le temps que j'y déménage, j'avais un amoureux (lui aussi dépourvu de logis) et les prix des propriétés avaient tellement explosés que je n'aurais plus été capable de l'acheter (j'en fais parfois des cauchemars). Le prix des loyers aussi était devenu astronomique. Si on avait été obligés de louer durant deux ou trois ans, j'aurais dû soit renoncer au travail autonome, soit grugé mes économies et risqué de ne plus jamais été capable de sortir du marché locatif.
Bref, je ne me suis jamais autant félicitée d'avoir écouté mes émotions.
Et ces temps-ci, chaque fois que j'ouvre les journaux et que je lis à propos de la crise du logement, chaque fois que je passe par Montréal et que je vois des itinérants couchés au sol, j'ai les larmes aux yeux, le coeur qui s'émiette et le souffle qui s'étrangle.
Parce que personne ne devrait vivre cela.
Parce que j'ai honte tellement je me sens miraculeusement privilégiée d'avoir un toit...
Et j'ai envie de hurler, car ça ne devrait pas être un privilège.