Quand on parle des difficultés financières des artistes à des gens qui ont plus de logique comptable que d'expérience du milieu artistique, la même idée finit par revenir :
"Les artistes qui ne vivent pas de leur art, c'est parce qu'ils n'ont pas de talent."
En discutant avec ces gens-là (après avoir surmonté notre réflexe premier qui nous pousse à leur lancer quelque chose de lourd sur la tête), on comprend bien vite que, pour eux, si tu as du talent, ça veut dire que tu créeras tout de suite, du premier coup, ce que les gens veulent consommer et donc que tu vas t'enrichir et que ta carrière sera faite. (Et que tu n'auras donc pas besoin de bourses de création et d'aides gouvernementales, foutu parasite!)
Bref, dans leur esprit, ils imaginent tous les "vrais" créateurs avec le parcours de JK Rowling : premier livre, méga succès, milliardaire. Merci, bonsoir!
Ils oublient juste des petits bouts du parcours de Rowling...
1- Les années de vache maigre pendant qu'elle écrivait le premier tome.
2- Les dizaines (centaines?) de refus d'éditeur.
3- Les mois de retravail après l'acceptation.
4- Les premiers succès, pas si payants, mais qui ouvrent sur des traductions et des films.
5- Et puis, oui, l'argent qui rentre enfin, les tomes qui s'accumulent...
6- Mais la série se termine et le livre suivant est un flop.
Et donc, n'en déplaise à ceux qui croient que le talent assure la richesse...
1- Si l'Angleterre n'avait pas un certain filet social qui a permis à JK de survivre alors qu'elle écrivait;
2- Si JK Rowling s'était dit, aux premiers refus, qu'elle n'avait pas de talent, parce que les éditeurs lui disaient qu'elle n'écrivait pas ce que les gens voulaient consommer;
3- Si l'éditeur qui l'a acceptée n'avait pas pris le risque d'offrir aux consommateurs quelque chose de différent;
4- Si JK s'était découragée devant l'ampleur du retravail, qui devait signifier qu'elle n'avait pas de talent puisque son livre n'était pas parfait du premier coup;
5- Si elle s'était découragée de ne pas connaître le succès instantanément dans les premières semaines de la parution de son premier tome, qu'elle n'avait pas attendu que ça fasse boule de neige;
6- Si elle avait cru qu'écrire un flop signifiait qu'elle n'avait pas de talent;
Bref, si JK Rowlings avait cru au mythe voulant que, quand t'as du talent, le succès et l'argent te tombent dessus instantanément après ta première publication, sans travail, sans effort, sans moments d'incertitudes financières et, surtout, sans jamais aucune remise en question, ben on n'aurait pas eu Harry Potter, ni les romans policiers de Robert Galbraith (son pseudonyme).
Remarquez, dans les deux cas, personnellement je ne me plaindrais pas, mais j'suis consciente d'occuper une position minoritaire. :p
Parce que, ah oui, y'a ça aussi que les tenants du "si tu en vis pas, c'est que tu as pas de talent" oublient : les consommateurs, ils ont pas tous les mêmes goûts!
Notez que je suis pas mal sûre qu'on pourrait faire le même exercice "légende" vs "réalité" avec tous les créateurs archi connus dont on nous rabat les oreilles. Je sais déjà que j'aurais pu le faire pour Stephen King et même Patrick Sénécal en a arraché côté ventes pendant un boutte!
11 commentaires:
Le point de départ de cette conversation: il y a une valeur intrinsèque pour une société à encourager la culture et les arts. Il m'est difficile de discuter de ce sujet avec quelqu'un qui n'est pas d'accord avec cette affirmation.
Et d'un strict point de vue économique: les investissements publics en culture rapportent davantage que les investissements dans bien d'autres secteurs économiques.
@Alain : Même si les individus-calculatrices acceptent l'argument voulant que l'art apporte quelque chose à une société (souvent après qu'on leur ait fait la preuve que, en effet, les investissements en culture sont parmi les plus rentables), ils ont souvent l'impression qu'il y a trop d'artistes et que tous ceux qui sont "pas connus" (et donc, dans leur logique, ne doivent pas avoir de talent) devraient arrêter de demander de l'argent et/ou de pratiquer leur art. Comme si on commençait pas tous au stade "pas connu"!!!
Et sans compter le côté: est-ce que ce sont vraiment les auteurs qui ont le plus grand talent qui vendent le plus de livre? Lorsque je vois des livres comme "king crotte" dans les palmarès, il me vient un certain doute...
Personnellement, je n'ai jamais entendu ou pensé cette assertion, mais aux points énoncés, j'ajouterais qu'il n'y a pas beaucoup de domaines artistiques où ton seul talent ou ton seul travail t'assure une rémunération à vie. Ça peut aller 4-5, 10 ans, puis d'autres s'imposent.
De plus, même le talent, même le travail, il faut un petit plus:
Pour l'écrivain, il faut un vendeur (que ce soit lui-même,un éditeur, un libraire)
Pour le comédien, il faut un agent, un directeur, un réalisateur, un metteur en scène.
Pour le musicien, il faut un agent, un groupe, un promoteur.
Pour l'artiste, il faut un galeriste.
etc...
Autrement dit, il faut aussi se vendre.
@Annie : Je ne veux même pas m'embarquer dans cette discussion-là (anyway, pour les âmes comptables, les ventes sont souveraines). Cela dit, bien des succès commerciaux rapides sont aussi éphémères : l'auteur n'arrive jamais à répéter son exploit.
@Claude : Se vendre, mais aussi se vendre au bon moment, aux bonnes personnes... Il y a un facteur chance, c'est sûr. Par contre, en littérature, je ne suis pas d'accord qu'après 10 ans d'autres s'imposent. Les auteurs qui veulent continuer le peuvent (Vonarburg est rendue à 71 ans). Mais certains se fatiguent en route, justement parce que les revenus ou le succès ne suit pas.
Gen: tu as raison: entre 30 et 50 ans j'ai l'air d'avoir arrêté pour avoir des revenus... autrement.
Ce dont je suis fière, c'est qu'en littérature québécoise, plus de jeunes ont plus de chance-de place-de visibilité, d'ouverture parce que plus d'éditeurs y croient, plus d'encouragements, plus de possibilités.
Cela rejoint un autre meme que je vois passer et avec raison (je fréquente assez d'artistes pour que ça revienne sur mon fil social) : imaginez un monde sans musique, sans livres et sans art visuel ou images qui bougent.. juste une journée. Ce serait infernal pour beaucoup de gens. Tout ramener à l'économique c'est oublier certains facteurs de mesure. Alors que tant de gens courent après le bonheur, les arts font justement partie d'un certain équilibre.
Pour le succès, oui c'est travail et patience et bien tomber au bon moment. Rien n'est arrivé tout cru pour les gens qui ont du succès aujourd'hui. JK Rowling a un très beau texte pour l'expliquer, son discours à Harvard sur les vertus de l'échec et le fait que quand elle était dans des cafés pour écrire, avec le minimum pour vivre, elle ne savait pas qu'elle serait milliardaire un jour. (http://www.gazette-du-sorcier.com/Discours-de-J-K-Rowling-a-Harvard,1077)
Alors oui, créer c'est du travail, c'est mettre les idées en marche, les concrétiser et les porter à une tierce personne qui va les vendre à un public. C'est plus demandant que la grand majorité des jobs. Et bravo !
@Claude : Oui, je crois qu'on donne quand même pas mal de chance aux débutants. Surtout qu'en plus des éditeurs, il y a les revues littéraires qui offrent aussi des premières chances de publication.
En fait, quand j'entends des jeunes chialer que c'est donc dur de se faire publier et que tout le monde leur dit non, j'peux pas m'empêcher de me dire qu'ils ont pas essayé longtemps et/ou ne se remettent ptêt pas assez en question...
@Lily : J'ai écrit ce billet à cause de commentaires qu'on m'a fait sur ce meme et un autre du même style, que j'ai justement partagé. Se faire donner des leçons d'économie par des gens qui ne connaissent rien d'autre que le chèque de paye qui rentre aux deux semaines et les arnaques pour surtout pas payer leur film, musique et livres, ça use.
Penser que les artistes pauvres n'ont pas de talents c'est faire la sourde oreilles aux milliers d'histoires d'artistes qui ont tiré le diable par la queue pendant des années avant de connaître le succès. Il n'y a aucune corrélation entre le salaire d'un artiste et son talent. Des artistes moyens, mais très populaires, gagnent très bien leurs vies, d'autres parfois plus doués, comptent leurs cinq sous pour payer le loyer. C'est ridicule comme mentalité! La valeur d'un artiste n'est absolument pas lié à ses gains. C'est sa popularité qui y est liée!
@Prospéryne : En effet! Mais il y a énormément de gens qui sont incapables d'admettre que tu peux être très talentueux et ne jamais devenir populaire (faut dire que ça suppose qu'eux-mêmes aiment donc des artistes moyens ou médiocres, puisque ce sont ceux-là qui sont connus).
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