vendredi 28 juillet 2017

Contrevenir aux attentes des lecteurs (4)

Je poursuis mes réflexions sur les attentes des lecteurs et la possibilité, pour l'écrivain, d'y contrevenir ou pas.

Jusqu'à maintenant, j'ai essayé d'identifier trois attentes de base du lecteur :
1- établir un lien émotionnel (positif ou négatif) avec les personnages
2- vivre l'histoire
3- comprendre l'histoire, ce qui inclut l'anticiper et en être surpris

Évidemment, peut-être que je suis complètement dans le champ. Peut-être que le lecteur moyen n'a pas ces attentes-là, qu'il préfère se faire raconter une histoire plutôt incompréhensible et impossible à anticiper avec des personnages auxquels il ne s'attachera pas... mais j'en doute un brin! ;)

Mes réflexions me portent à croire que ces trois premières attentes ne peuvent pas vraiment être contrariées. Ou, à tout le moins, pas toutes les trois à la fois.

Mais arrivée à ce point-ci, quand j'ai continué à réfléchir aux attentes possibles des lecteurs, là j'suis tombée sur la partie le fun : les attentes avec lesquelles on peut jouer! :)

Parce qu'une fois que le lecteur est embarqué dans une histoire aux côtés de personnages qui le touchent, qu'il anticipe leurs péripéties, est surpris par quelques retournements et a hâte à son prochain moment de lecteur, qu'espère-t-il de plus?

4- Que tous les personnages principaux survivent et que les méchants soient punis (bref, que ça finisse "bien")
5- Que l'auteur ne se tanne pas d'écrire des suites avant qu'eux-mêmes se tannent de les lire

Pour le point 4 (attention : spoiler!), ceux qui ont lu le troisième tome de Hanaken connaissent déjà mon opinion là-dessus! Hihihihi! Sans blague, je ne suis pas de ceux qui croient que les personnages principaux doivent survivre à tout prix, ni que la fin doit absolument être "bonne" selon nos critères moraux.

Par contre, il faut qu'elle soit satisfaisante et cohérente, c'est-à-dire qu'elle résolve les intrigues principales, représente une évolution par rapport à la situation initiale, histoire que les personnages n'aient pas travaillé en vain, et donne l'impression que l'histoire est terminée (peut-être en laissant planer la vie future des personnages). Mais punir les méchants et faire survivre les héros, tant qu'à moi ce n'est pas une obligation. L'idéal, en fait, c'est de tenir votre lecteur en haleine, qu'il ne sache pas trop à quoi s'attendre.

(Bref, je crois qu'il faut tendre vers la méthode Stephen King, qui tue un héros de temps en temps, plutôt qu'à la méthode GRRR Martin où on tue au moins un Stark par bouquin!)

Pour le point 5, écrire des suites jusqu'à ce que les lecteurs se lassent, je crois que celle-là, il faut définitivement la contrarier. Il me semble que toutes les séries (de livres, mais également de films et de télévision) que j'aime d'amour se sont arrêtées alors que j'en aurais pris "encore juste un autre". L'auteur avait souvent prévu ses affaires dès le tome 1, s'enlignant pour développer un grand arc en trois, quatre ou cinq tomes et il s'y est tenu. Le résultat : une histoire complète, cohérente, sans relâchement narratif parce que "faut ben remplir un peu ce tome-là" et sans retournement final absurde qui permet de rajouter un tome imprévu parce que "le public en redemande". Autre résultat : une série qu'on lit, relit, recommande, lit encore, prête, perd, rachète.

Tandis que les séries étirées, on finit par les revendre en bouquinerie, en nous disant qu'il n'est pas question qu'on perdre notre temps à la relire un jour en entier. Et si on les recommande, c'est tièdement, sous la forme de "les trois premiers livres sont géniaux, mais..."

Qu'est-ce que vous en pensez? Suis-je une méchante auteure qui déçoit volontairement ses lecteurs? Un roman devrait-il finir "bien"? Et les auteurs devraient-ils écouter leurs lecteurs quand ils réclament un tome de plus? (En passant, c'est aussi le moment de vous plaindre de la mort de vous-savez-qui ou de me demander s'il y aura un tome 4. J'vous laisse deviner mes réponses! ;)

11 commentaires:

Claude Lamarche a dit…

Tu vois, bonne idée de publier sur Facebook, ta nouvelle publication m'arrive plus rapidement que sur mon agrégateur Netvibes.

Me suis permise un petit courriel privé.

Quant au sujet de ton billet: belle réflexion.
Quand je pense à Gabaldon, Rawling, même Michel Tremblay (sa diaspora des Desrosiers, après quatre, ça ne me disait plus rien), et Suzanne Aubry (Fanette en sept tomes, cinq m'ont suffi) je trouve que c'est étirer la sauce un peu trop pour moi, en tant que lectrice. Je me demande si parfois l'éditeur ne pousse pas aussi, question de profiter de la popularité d'une série.

Au fond, la lectrice que je suis n'aime pas tant telle histoire ou tel personnage, elle aime surtout le style de l'auteur, alors j'en veux encore... au risque d'être déçue. Exemple: je n'aime pas tous les Nancy Huston, mais je les attends chaque fois.

Gen a dit…

@Claude : Merci pour le courriel privé! ;)

Pour les longues séries, c'est clair, d'après mon peu d'expérience, que l'éditeur met de la pression. Mais l'éditeur, il ne pense pas toujours dans une perspective de "carrière d'auteur". Le risque que les lecteurs se tannent d'un auteur parce qu'il leur a étiré la sauce avec sa dernière série, ça ne semble pas toujours entrer dans les considérations éditoriales. De là l'importance, je crois, que les auteurs se livrent eux-mêmes à une réflexion à ce sujet.

Moi aussi il y a des auteurs comme ça que j'attends toujours avec impatience (Éric Gauthier en est un) juste à cause de leur style. Et même, je dirais que lorsque j'aime le style d'un auteur, j'adore le voir se réinventer en changeant de personnage et d'univers à chaque roman au lieu de m'embarquer dans une longue série. :)

Daniel Sernine a dit…

Moi il m'arrive de me mettre en ligne à 6h du matin à la porte de mon Renaud-Bray pour ne pas rater le dernier Anne Robillard.
Je n'en ai jamais assez.

Elisabeth Vonarburg a dit…

Contrecarrer ou non les attentes "du lecteur" suppose que (a) on n'en ait qu'un (2) on le connaît bien. Or on on en a --on se le souhaite --beaucoup, et on ne les connaît pas tous. Tel lecteur devinera tout, telle lectrice non et te(le) lecteurice quelque part entre les deux, Machin sera furieux que le perso X ou Y meure, Bidule trouvera ça logique... etc. On peut toujours demander l'avis de béta-lecteurices :-) mais en définitive on écrit pour ce qui nous surprend nous-mêmes -- nous **apprend** à nous-mêmes. NOUS sommes notre premier et dernier lecteur, lectrice, etc. Contrarier pour contrarier, surprendre pour surprendre, évidemment NAN ! :-). Et pour ce qui est des suites étirées : certaines le sont trop --pour des raisons très variables, ignorances personnelles techniques ou psychologiques, exigences commerciales délibérées ou imposées, alouette ; d'autres se justifient. (Je songe par ex. aux "suites" de Terremer" qui ont considérablement changé la lecture de l'ensemble et l'ont beaucoup enrichi, à mon avis.)

(PS : je suis bien contente de n'être point un robot.)

Mathieu a dit…

Ta série de billets est vraiment intéressante ! Ça parle de l'horizon d'attente clairement, sans jargon, et ça invite à la discussion. Et c'est bien d'avoir le point de vue d'une lectrice-auteure !

Personnellement, pour être très franc, j'aime les cycles plutôt que les séries (surtout quand celles-ci sont trop longues...) J'aime pouvoir redécouvrir un univers du point de vue d'autres personnages, dans le cadre d'une autre trame souvent pas du tout en lien avec celle qui m'a fait embarquer dans un univers. Mais bon, faut que ça soit bien fait, qu'il y ait un intérêt à le faire, etc. Le format recueil de nouvelles fonctionne bien pour ça, je trouve.

Pour reprendre ton exemple d'Éric Gauthier, que tu mentionnes en commentaire : j'ai bien aimé retrouver Trinh dans sa nouvelle « Au bout du couloir » dans Solaris #200. C'était un deux pour un, en fait : retrouver la plume d'un auteur que j'aime, dans un univers que j'aurais voulu pouvoir explorer davantage après avoir terminé Montréel. En même temps, ça demeure une nouvelle qui se lit pour ce qu'elle est, et qu'on peut apprécier même si on n'a pas lu Montréel.

C'est aussi un peu le format de plusieurs grands ensembles romanesques du XIXe (les Rougon-Macquart, la Comédie Humaine... : on peut embarquer où on veut dans le cycle et, une fois ce premier livre terminé, on peut poursuivre avec n'importe quel livre du cycle. Un même univers - réaliste, mais ça demeure un monde de fiction autonome -, dont on découvre des zones petit à petit, parfois avec des clins d'oeil d'un roman à l'autre (personnage principal d'un livre, devenu secondaire dans une autre intrigue).

Gen a dit…

@Daniel : Pwahahahahahahaha!!! (Ils vendent des pilules contre ça maintenant je pense... ;)

@Élisabeth : Évidemment, on n'a pas qu'un seul lecteur (enfin, on va l'espérer), mais je pense qu'il y a quand même des généralités à envisager, non? Personne ne devinera X ou Y si on ne donne aucun indice, personne ne sera surpris si on en donne trop et tout le monde sera furieux si la mort de Z survient au détour d'une page, sans que l'auteur ne semble y attacher d'importance narrative/ psychologique/ émotionnelle, etc.

(Personnellement, oui, je suis ma première lectrice et j'écris les histoires que j'aimerais lire, mais moi, justement, je la connais mon histoire, alors je dois faire un petit effort pour que les autres puissent la comprendre... Enfin, c'est comme ça que je vois ça!)

Oui, oui, certaines suites se justifient (Terremer est un super exemple), mais on en connaît tous où l'auteur aurait vraiment dû s'arrêter avant!

Gen a dit…

@Mathieu : Oh, ça, moi aussi j'adore les cycles, surtout quand on change de personnage, parfois même d'époque, de continent et même de style de roman! D'ailleurs, Terremer, mentionné par Élisabeth, a quelques bouquins qui font plus "cycle" que "suite", même si les personnages principaux reviennent, parfois comme simple figure d'arrière-plan.

Par contre, faut que l'univers soit vraiment solide. Sinon, ouille, on voit vite les trous (et ils nous gossent pendant plusieurs romans).

Mathieu a dit…

@Gen

Terremer est sans aucun doute un des meilleurs cycles ! ;)

Quand un auteur est capable de réinventer son travail à l'intérieur d'un même cycle, je trouve ça très fort. Si un auteur a passé des années à travailler son world-building, pourquoi ne pourrait-il pas s'en servir comme des auteurs de littératures réalistes se servent « du vrai monde » ? Il me gagne comme lecteur s'il est capable d'éviter de réutiliser la même « recette » d'un livre/série à l'autre dans un même cycle, et qu'il réussit à ne pas avoir tout bêtement recours à la maudite prophétie (en fantasy)... ;)



Gen a dit…

@Mathieu : En effet, tant qu'à avoir créé un univers, autant l'exploiter! :) Et oui, s'il évite la recette (et les prophéties), c'est plein de points boni! :D

Nomadesse a dit…

Je suis un peu tardive dans mes commentaires, j'ai pris quelques jours de vacances!

Personnellement, je ne sais pas si l'idée que les éditeurs mettent de la "pression pour avoir des séries et des suites" est si vrai que ça. En tout cas, je sais quand dans mon cas, j'écris l'histoire telle qu'elle m'apparaît, tant que j'ai du plaisir avec les personnages. Comme le dit Mme Vonarburg, je suis ma première lectrice. Et quand l'histoire est finie, je le sens tout de suite: ça ne me parle plus. Je peux rajouter quelques scènes pour bien lier l'ensemble (grâce aux conseils de l'éditeur justement), mais même si je voulais écrire une suite, ça ne serait pas "inspirée", je ferais un travail scolaire plus que de la création. Ça c'est donc non.

J'aime les cycles moi aussi. En fait quand le monde créé nous fascine, quand on y a mis beaucoup de travail, ça stimule l'imagination et ça donne le goût d'y rester plus longtemps. Moi aussi, j'ai bien aimé Terremer. Je me souviens avoir passé avoir passé mon adolescence sur Ténébreuse de Zimmer Bradley (qui m'attirait plus que son cycle sur Avalon quant à moi).

Tu soulignes un bon point: il faut que l'histoire donne l'impression d'être terminée. C'est pourquoi je frustre avec des finales comme le dessin animé de Evangelion: on n'a pas l'impression d'avoir eu une FIN. Beaucoup d'auteurs ces temps-ci optent pour les "fins ouvertes", arguant que ça permet de laisser le personnage libre de poursuivre sa vie. Ça me laisse toujours un goût amer tant qu'à moi. Je veux bien imaginer qu'il poursuit sa vie, mais si trop de fils sont laissés au vent, ça frustre la lectrice! En tout cas, moi!

Autre chose que tu soulignes avec pertinence: que le personnage meurt ou pas, il faut que ce soit cohérent dans son parcours. Personnellement - je me réfère encore aux animés, je suis désolée - la fin de Rurouni Kenshin, telle qu'imaginée dans les OAV et non pas par le mangaka, m'a beaucoup choquée parce qu'elle me semblait non cohérente avec les valeurs et les motivations profondes du personnage, telles qu'elles nous ont été présentées dans tout ce qui précède. Ah oui? Kenshin repart à la guerre, abandonnant sa famille, alors que c'est un personnage qui a toujours hésité à s'engager pour son pays, disant souvent qu'il avait fait sa part? Ah oui, il cède à ses pulsions et transmet une maladie contagieuse à son amoureuse qui mourra donc aussi? Euh... Ça me semble complètement tiré par les cheveux!

Inversement, je croyais être frustrée de la finale de Modesty Blaise telle qu'imaginée par l'auteur O'Donnell. Mais non. J'ai trouvé cela tout à fait cohérent, tout à fait en phase avec le comportement et les valeurs des personnages jusque là. C'était donc émouvant et fort bien fait. Tout comme Hanaken 3! ;)

Mais bon, comme le souligne Mme Vonarburg, d'autres n'ont pas aimé la finale de Modesty... Alors on ne peut satisfaire tout le monde. Reste que certaines règles/conseils permettent peut-être d'éviter le pire.

Gen a dit…

@Nomadesse : Je te confirme qu'avec certains éditeurs jeunesse, il y a une certaine pression à écrire des suites. Ou, plutôt, les projets sont sélectionnés en fonction du fait que l'auteur a l'intention d'en faire une série. (Tsé, quand tu vends le premier tome en bas du prix du papier, faut rentabiliser! O.o)

Et c'est sûr qu'on ne peut satisfaire tout le monde. Comme je disais, dans ce domaine-ci (contrairement au fait de comprendre ou de vivre l'histoire), on peut s'amuser avec les attentes des lecteurs! ;)