Dernièrement, en deux occasions distinctes, j'ai jasé avec deux amis-écrivains de nos lectures récentes. Les deux m'ont dit grosso modo la même chose : ils avaient lu récemment des bouquins très bien faits, avec des arrières-mondes très riches et très détaillés, ils avaient intellectuellement aimé leur lecture, mais... mais ils n'avaient pas eu de coup de cœur. Ils n'avaient pas placé ces livres dans leur étagère de "livres à relire et relire encore".
Puis une autre amie m'a dit, à propos d'un texte qu'elle venait de retravailler, que ses béta-lecteurs l'avaient forcées à trop développer son univers. À se poser des questions de détail qui l'avaient aidée à concevoir son arrière-monde, oui, mais dont les réponses n'auraient pas dû se retrouver dans le texte. L'histoire en avait perdu tout son élan.
Et c'est alors que ça m'a frappée.
Quand on détaille trop un arrière-monde, on tue l'espace de rêverie nécessaire au lecteur.
Si, au détour d'une intrigue secondaire, on évoque brièvement une nation marchande spécialisée dans les parfums, le lecteur, selon ses références culturelles propres, imaginera peut-être des caravanes arabes de style médiévales ou alors des parfumeurs français de la Renaissance. Inconsciemment, sans interrompre sa lecture, sans même s'en rendre compte, il projettera son schéma mental dans l'histoire, peuplera de lui-même les limites de l'arrière-monde. Cependant, si on spécifie aussitôt que la nation marchande en question est composée de géants bleus de sept pieds de haut, qui produisent des parfums pour camoufler leur haleine nauséabonde tributaire de leur tendance au cannibalisme, là on demande au lecteur un effort conscient d'imagination et de compréhension. Il ne s'investit pas dans la création de l'univers : on lui donne les faits et on lui demande de les intégrer.
S'il est important pour la suite de l'histoire que les marchands parfumeurs soient des géants cannibales, alors ça se justifie. Mais si ce n'est pas important, si c'est juste un détail en passant, un truc inventé pour être original ou pour ajouter de la supposée richesse à l'arrière-monde, je crois que c'est un problème.
De la même manière, je pense qu'un lecteur aime, quelque part vers le milieu d'un roman de SFF, avoir l'impression qu'il a compris les règles de l'univers et que, à partir de ce point, il peut essayer de comprendre comment les personnages vont résoudre leurs problèmes en jouant avec ces règles. La tendance que j'observe depuis quelques années, dans les livres de SFF destinés à un public chevronné, c'est l'ajout constant de nouvelles couches de règles et d'exception à ces règles, qui finissent par sur-complexifier l'univers et par rendre impossible, pour le lecteur, d'anticiper l'intrigue. Oh, le lecteur ne peut pas deviner la fin, c'est sûr. Mais il ne peut pas non plus être surpris, puisqu'il comprend, vers les deux-tiers de l'histoire, qu'il ne lui sert à rien d'essayer de se bâtir sa propre idée du dénouement, car les règles changent constamment et les détails du système ne lui sont jamais entièrement connus.
Bref, que ce soit un arrière-monde trop détaillé ou un fonctionnement du monde trop emberlificoté, je crois que trop de détails tuent la rêverie du lecteur. Celui-ci se retrouve forcé d'adopter une position de spectateur non pas passif, puisqu'il doit constamment reconfigurer sa vision de l'univers du roman pour tenir compte de tous les détails, mais extérieur.
Cela dit, peut-être que j'ai cette impression parce que je suis fondamentalement une nouvelliste et que la beauté de la nouvelle c'est qu'il est impossible d'y présenter tous les détails d'un univers.
Qu'est-ce que vous en dites? Est-ce qu'une abondance de détails vous a déjà gâché votre plaisir de lecteur?
12 commentaires:
Fichu de belle réflexion ce matin Gen! J'avais déjà remarqué certains détails que tu expliques, mais sans en faire une telle synthèse. Vraiment intéressant comme billet!
D'accord dans l'ensemble. Le non-dit d'un texte est aussi important, sinon plus, que le "dit".
Tu me fais penser à une conversation que j'ai eue au Salon de Montréal de cette année. Un auteur me demandais à quel point je planifiais mon univers avant d'écrire une série, et j'ai du avouer que je le faisais très peu. J'ai tendance à inventer les systèmes au fur et à mesure des besoins. Par exemple, j'attend qu'un personnage doive acheter quelque chose pour réfléchir au système financier. Ce sont les tout petits détails anondins (une coutume étrange, un patoie, une superstition) qui vont donner de la crédibilité au monde, bien plus que les grands systèmes compliqués! J'imagine que c'est la même chose pour les personnages et les lieux: un détail marquant déclanchera l'imagination du lecteur bien plus qu'une grande description détaillée.
@Prospéryne : Merci! Ça m'est un peu tombée dessus comme une tonne de briques au détour d'une lecture. J'ai l'impression que ça va changer ma propre façon de construire mes univers.
@Guillaume : En effet, mais on dirait que cette notion s'est un peu perdue en SFF. Il y a une grande volonté de tout expliquer, voire d'étaler l'ingéniosité de l'auteur qui a réussi à concevoir le système, et j'ai l'impression que ça tue le fameux sense of wonder.
@Annie : En effet, ce sont les petits détails qui vont donner de la couleur à un monde. Par contre, avec ton système (réfléchir aux trucs au fur et à mesure), j'espère que tu te prends des notes de tes inventions! lol! ;)
Et pour ce qui est des descriptions, tu as raison, c'est le même principe. Faudrait que je vous explique un exercice que j'ai déjà fait dans une classe de psychologie... ça a changé pour toujours ma manière de concevoir mes descriptions. (Bon, je réserve ça pour un prochain billet)
Comme bien des choses, c'est important d'aller chercher un juste milieu. Quand ce n'est pas assez décrit ou élaboré, et ça ne donne pas assez de carburant à l'imagination pour qu'elle fonctionne bien. Comme Annie le dit, l'usage des détails marquants et des figures de style habiles peuvent faire un meilleur travail qu'une longue description élaborée.
Et moi aussi, je suis tombé dans la dernière année sur plusieurs livres qui semblaient être 50% fiction et 50% essai sur l'univers (et parfois 25/75). Peut-être que les exposés sur les systèmes font vraiment triper une catégorie de lecteurs, mais je ne m'inclus pas nécessairement là-dedans (à moins que le livre soit particulièrement exceptionnel). Bref, je m'intéresse plus aux personnages, et à ce qu'ils vivent, qu'au décor.
@Dominic : En effet, il faut aller chercher un juste milieu. C'est pour ça que je parlais de laisser de l'espace "dans les marges" ou de ne pas complexifier les choses "à outrance". Comme tu dis, faut nourrir l'imagination. Pas la noyer! :)
Fuck les midi-chloriens.
@Joe : Tu lis dans mes pensées! ;)
Je suis d'accord, mais l'exemple me semble mal choisi! Ta société de cannibales parfumeurs fait décoller mon imagination! ;)
@Pat : Je te les donne avec plaisir! ;)
Il y a certainement une mince catégorie de lecteurs qui aiment avoir autant de détails pour un monde... Mais même on n'est pas dans une partie de jeux de rôles, où les joueurs ont consulté la consultation détaillée du monde, de ses créatures, des ennemis, etc. Je n'aime pas lire un roman et avoir l'impression de consulter un livre de règles, comme si j'allais moi-même devoir jouer, me créer mon personnage, etc. Quand je lis, je ne suis pas un joueur, je suis une spectatrice. J'ai évidemment besoin de sentir que l'auteur connaît son monde (bref qu'il est maître de son univers), donc qu'il a des détails, mais qu'il ne me livre que ce qui est nécessaire pour moi de comprendre pour pouvoir suivre la trame. Après tout, peu importe le monde, on décrit des émotions humaines (même chez des extraterrestres ou des animaux) et on est donc supposé se comprendre au-delà de la différence "culturelle".
@Nomadesse : Excellente comparaison avec les livres de règles de jeux de rôle! ;) Ça vient ptêt du fait que plusieurs auteurs de SFF sont des gamers... Et l'idée que l'auteur ne te livre que ce qu'il te faut pour suivre la trame, c'est exactement mon point : comme ça, on sent la richesse de l'arrière-monde, mais notre imagination, notre plaisir de lecture, n'est pas ralenti par des détails inutiles.
Enregistrer un commentaire