J'avais promis un billet plus concret sur le découpage de scène, alors le voici.
Bon, premièrement, je dois vous mettre en garde : ces exemples découlent de ma manière de planifier mes histoires. Évidemment, si vous écrivez au fil de la plume, en vous racontant l'histoire à mesure, ça ne vous sera pas utile... en tout cas, pas avant le retravail (ouais, je veux pas vous décourager, mais selon mon expérience, moins on planifie, plus on réécrit...)
Deuxièmement, non, c'est de la physique quantique, c'est de la base, que vous connaissez et appliquez sans doute intuitivement. Mais si ça peut faire s'exclamer "Ah mais oui mais bien sûr!" à quelqu'un, ben tant mieux.
Alors, disons que mon héroïne, appelons-la Annie, va vivre des péripéties lors d'un entretien d'embauche (dans un édifice qui se révélera hanté). Je vais planifier le début de mon histoire ainsi :
1- Annie se prépare, renverse sa tasse de café sur ses vêtements, doit se changer en vitesse et n'a plus de café ensuite
2 - Elle s'arrête en chemin pour s'acheter un café
3 - Elle entre dans l'édifice et a une impression bizarre
Et là je vais me demander pour chaque action qu'est-ce qui est important et structurer des scènes en conséquence.
L'action 1 va donner une scène qui va me permettre d'établir la personnalité d'Annie. A-t-elle prévu amplement de temps pour parer aux imprévus (comme de devoir se changer) ou est-elle à la dernière minute et déjà serrée dans le temps, avant même le dégât de café?
L'action 2 pourrait être une scène montrant Annie en train d'interagir avec la caissière ou d'entendre des rumeurs à propos de la mauvaise réputation de l'édifice ou de se faire passer un commentaire désobligeant sur sa tenue, bref elle pourrait placer le décor et la personnalité de mon personnage. Sauf que si je veux faire court, je peux aussi la passer en telling (Annie s'est acheté un café).
L'action 3 est importante et va devoir être racontée lors d'une scène détaillée et sensorielle. Je veux établir tout de suite ce que l'édifice aura d'étrange et perturbant.
Je pourrais donc écrire quelque chose du genre...
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Au moment de prendre sa première gorgée de café, Annie le renverse sur sa blouse. La tenue préparée pour son entrevue est gâchée! Et c'était sa dernière capsule de café! Elle jette un coup d'oeil nerveux à sa montre. Ce qu'elle voit la rassure : non seulement elle s'était prévu une bonne marge de manoeuvre, mais elle s'est réveillée avant son cadran. Elle peut se changer en vitesse, s'arrêter en route pour se procurer un café et être tout de même à l'heure à son entrevue.
Quarante minutes plus tard, la voilà au pied de l'édifice où elle est attendue, chic gobelet de café en main. Sa deuxième meilleure blouse la gêne un peu aux entournures, mais elle pourra y survivre une petite heure. Avant de pousser les portes de l'immeuble, Annie lève la tête et observe les étages supérieurs de la tour vitrée. Les bâtiments voisins s'y reflètent et le soleil y allume des lueurs orangées. On dirait presque que le quartier est en feu. Annie se secoue. Voyons, ce n'est pas le moment de rêvasser. Elle pousse la porte. Le courant d'air chaud qui s'échappe de l'immeuble sent le brûlé. Étrange. Cela s'explique rapidement : le comptoir d'accueil est recouvert de chandelles. Une vraie chapelle ardente...
(etc)
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Bon, c'est pas le prochain Solaris, mais vous comprenez le principe.
Comme vous pouvez voir, j'ai laissé tomber la description de l'action 2, parce que je n'en avais pas besoin. On commençait déjà à connaître Annie et on sait tous comment ça se passe quand on achète un café au centre-ville.
Par contre, si j'avais voulu faire du worldbuiling (construction d'arrière-monde), si mon histoire se passait non pas dans Montréal aujourd'hui, mais dans une version SF ou steampunk, là j'aurais structuré une scène autour de mon action 2. Le café serait devenu un prétexte pour nous faire entrapercevoir l'univers.
Comme...
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Mettant son plan à exécution, Annie remplace sa blouse tachée par une tunique à col brodé et sort de chez elle. L'air est doux, le soleil levant promet une journée pimpante. Dans le ciel, dirigeables postaux et oiseaux migrateurs se croient en un élégant balais. La cloche du tramway tinte. Il est juste à l'heure. Annie y saute et reste agrippée à la barre, sur la passerelle extérieure, là où les places sont gratuites. Elle n'a pas les moyens d'entrer sous l'auvent aujourd'hui et, de toute manière, elle descend dans deux pâtés de maison. Voilà le coin de rue avec le café. Le tramway ralentit sans arrêter, Annie en descend d'un bond souple, comme tous les habitués.
Elle gagne le guichet de service du café. "Un grand crème à la réglisse" demande-t-elle au vieux barista tout en glissant les pièces de cuivre appropriée dans la fente de paiement. "N'oubliez pas le dépôt pour la tasse", lui lance celui-ci par-dessus le sifflement de la vapeur de son percolateur vénitien. Et Annie verse une pièce de plus.
Quelques minutes plus tard, la voilà au pied...
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Encore une fois, ce n'est pas transcendant comme scène, mais ça permet de joindre l'utile à l'utile : le personnage doit s'acheter un café ET on doit montrer un peu l'organisation matérielle de la vie quotidienne, alors on condense les deux dans une seule scène. Ça évite de faire une longue info dump pour nous expliquer qu'on a maîtrisé la technologie des dirigeables et que les tramways sont le moyen de transport le plus courant.
En matière de worldbuilding, le mettre en scène est souvent beaucoup plus efficace que l'expliquer (eh oui, show don't tell là aussi). Par exemple, dans Hanaken 3, je voulais parler des jardins zen (les jardins de pierre japonais), mais je ne voyais pas trop où les mentionner... J'ai profité d'une conversation qui devait avoir lieu entre deux personnages (dans un lieu qui n'avait pas été déterminé) pour tenir celle-ci au bord d'un jardin zen plutôt que dans une chambre ou autour d'une table. Ça m'a permis de faire d'une pierre deux coups. C'est souvent le secret pour créer des scènes vivantes et différentes les unes des autres.
Pensez aux fameuses "walking scene" des séries américaines où les personnages se parlent en marchant. Eh bien c'est une formule qui gagne à être utilisé dans les textes littéraires... à condition de bien entrecouper le dialogue d'indications narratives permettant de situer les personnages et leur décor et ce qui se déroule autour d'eux. Qui sait, vos personnages pourraient traverser un marché ou un port ou un hangar de navettes spatiales ou une école ou des jardins, etc. ;)
2 commentaires:
Oui, ces fameux "walk & talk"... Intéressant! Merci pour l'exemple. :)
@ V : de rien!
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