jeudi 27 janvier 2011

L'affaire de la lettre de critiques

Bon, j'en ai déjà parlé, mais suite au dernier billet d'Isa, je me suis dit que c'est peut-être le moment de vous donner les détails sur l'affaire qui, jadis, mis aux prises votre blogueuse préférée (note aux étourdis : quand vous êtes ici, c'est moi ça) et le redoutable Daniel Sernine...

Adolescente, je dévorais les romans de Daniel Sernine. C'est sans contredit l'auteur québécois qui m'a le plus marquée à cette époque. Comme j'écrivais déjà, un jour, j'avais 14 ans, j'ai décidé d'aller le rencontrer au Salon du livre, un manuscrit sous le bras (Dominic Bellavance nous a mis en garde contre cette pratique, mais les blogues n'existaient pas dans le temps...).

Gentil, Daniel a pris le manuscrit, l'a lu et m'a envoyé une lettre le critiquant un peu... Lettre qui m'a fait pleurer pendant deux semaines, que j'ai déchirée en tout petits morceaux et brûlée, en compagnie de toutes mes copies dudit manuscrit. À partir de ce moment là, Daniel Sernine a acquis dans ma tête d'adolescente un statut de vilain monstre et j'ai boycotté ses bouquins pendant un bon six ou sept ans! lol!

Quand j'ai rencontré Daniel à un lancement de Brins d'éternité l'an dernier, j'avais presque oublié cette histoire-là, mais elle m'est revenue en le voyant et je la lui ai racontée. On en a plaisanté. Puis au Boréal, il m'a demandé à quelle date il m'avait envoyé ladite lettre : il voulait chercher dans ses archives.

... et il l'a retrouvée. Voici donc le texte de la fameuse lettre (c'est la partie en italiques)... avec mes commentaires!


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Bonjour Geneviève, Voici quelques commentaires sur ton récit "Pièges informatisés"; ils devraient t’aider à éviter certaines erreurs dans tes prochains manuscrits.

Déjà, en partant, parlez-moi d'un titre poche! Et je note que Daniel prenait pour acquis qu'il y aurait d'autres manuscrits...

Sur l’aspect science-fiction. Je crois que tu situes ton roman trop loin dans le futur: à part les voitures à énergie solaire et les vidéophones, on ne sent guère de différence entre ce monde et le nôtre. Les malfaiteurs pourraient par exemple appartenir à la mafia russe ou hongkongaise: ce serait plus moderne que la mafia italienne qui fait partie du décor depuis si longtemps.

Il ne suffit pas de citer une date dans le futur, encore faut-il que le lecteur puisse voir et sentir une différence dans la société, dans les mentalités, dans le langage, dans l’environnement — et rien de cela ne passe dans "Pièges informatisés".

Je ne sais plus en quelle année je situais le tout, alors c'est dur d'apprécier le commentaire autrement que dans sa généralité (qui me semble à présent aller de soit). Cela dit, pour la mafia italienne...

Les questions de vraisemblance. À mes yeux, c’est un aspect crucial de toute intrigue.

En fait d'évidence, c'est dur de faire mieux. On comprend le sous-entendu : hé ho, cette histoire ne tient pas debout... Les exemples qui suivent prouve que Daniel avait parfaitement raison (et beaucoup de tact).

Par exemple, il est peu probable que des mafiosi s’adressent des messages compromettants — fussent-ils encryptés — sous forme écrite, alors que le téléphone cellulaire serait aussi efficace et laisse moins de trace (les communications par cellulaire peuvent déjà être codées/décodées, et pourront sûrement l’être encore plus efficacement dans le futur).

Je crois me souvenir que mon héroïne tombait sur un chat tenu par la mafia, si si... Bon, j'avais 14 ans et MIRC était le nec plus ultra technologique! hihihihi

En revanche, je ne vois pas l’utilité pratique d’un vidéophone portatif: soit le correspondant ne verrait qu’un gros plan de la joue ou du nez de son interlocuteur, soit celui-ci devrait constamment tenir l’appareil devant lui, à bout de bras, pour que son correspondant lui voie la face. Le visiophone (c’est le terme désormais admis) n’a d’intérêt que comme appareil de base, et non comme appareil d’appoint.

Faudrait que je présente à Daniel l'énergumène au Iphone qui travaille dans le même coin que moi et qui, en attendant le métro, tient son téléphone à bout de bras pour faire des mini vidéo-conférences avec ce qui semble être sa petite amie (et comme le téléphone est à bout de bras, il gueule...) Le vidéophone portatif a donc bel et bien été inventé. Je dois donner raison à Daniel par contre : maintenant que je n'analyse plus le monde selon l'angle du cool, je n'en vois pas l'utilité moi non plus! lol!

La naïveté des personnages. Il m’a été difficile de croire à ces personnages et aux situations dans lesquelles ils se mettaient. Difficile de croire qu’Élija n’ait pas imaginé un instant les conséquences de ses indiscrétions, surtout en s’en prenant au réseau de la mafia. Difficile d’avaler que M. Robillard ait cru qu’il pouvait transiger avec la mafia et la trahir, puis s’en tirer à bon compte. Difficile d’admettre que l’agent double «Merlin» soit assez novice et imprudent pour appeler ses collègues policiers sans autre précaution que de s’enfermer dans la toilette. Difficile de croire qu’on s’introduit dans la demeure d’un caïd de la mafia aussi facilement que le fait l’officier Gagné.

Ici, je suis très contente de ne pas me souvenir des détails. Naïfs dit Daniel. Morons oui. Ou plutôt : imaginés par une fille de 14 ans (pas l'âge où on brille par notre réflexion à long terme). Les noms mentionnés n'évoquent rien, sauf une gêne de type ténatisante en découvrant que j'avais appelé un agent double "Merlin". :p Je sais pas où étaient Morgane et Arthur... (mais je m'inquiète...)

La narration, les dialogues. Tu dois t’en tenir à un seul temps de narration. Tout le chapitre 1 est narré au présent, mais voilà qu’au début du chapitre 2 tu passes à une narration au passé simple, pour revenir aussitôt au présent, et ainsi à quelques reprises durant le roman. À moins que tu ne recherches un effet très précis (et justifié), la narration de ton récit doit toujours être au même temps (ou au même groupe de temps: présent et passé composé d’une part, ou passé simple et imparfait d’autre part).

Erreur classique de débutant. Après avoir brûlé la lettre, j'étais allée voir mon prof de français pour qu'il m'explique. L'ai plus refaite celle-là (enfin, pas trop souvent ;).

Les dialogues avec «l’accent italien»: très mauvaise idée. Ça donne un résultat loufoque. Il faut mentionner que tel ou tel personnage a un accent prononcé (et le rappeler à l’occasion), mais il faut écrire les répliques en bon français et laisser le lecteur faire la transposition dans sa tête. Seule exception: si un mot ou une phrase avaient une valeur anecdotique utile pour un aspect de ton intrigue ou pour particulariser un personnage.

Ouch! Encore là, d'excellents conseils généraux, qui recouvrent des bourdes dont je ne voudrais pas revoir des échantillons! hihihi

Voilà, Geneviève; j’espère que ces conseils te seront utiles et je t’encourage à continuer. J’en profite pour te souhaiter une bonne année 1997.

Et voilà, c'est tout. C'est juste ça que ça avait pris pour me faire pleurer à 14 ans! J'en reviens pas encore. Comme quoi, à l'époque, je n'avais vraiment, mais vraiment pas la maturité suffisante pour écrire... même si j'aurais étrippé toute personne qui me l'aurait dit! hihihihi ... et comme quoi j'avais pas non plus tout à fait maîtrisé l'art d'écrire un récit qui se tient... (mais j'aurais arraché les yeux à ceux qui me l'auraient fait remarquer).

Ah, l'adolescence... ;)

Je trouve très comique et encourageant de relire cette lettre, c'est pourquoi je voulais la partager. Disons qu'elle me montre tout le chemin parcouru. J'espère aussi que ça va aider ceux qui sont aux prises avec des adolescents-artistes. Le mot d'ordre est : encouragez-les, mais ne vous étonnez pas s'ils ne prennent pas la critique. Ça viendra! ;)

20 commentaires:

Guillaume Voisine a dit…

Merci d'avoir partagé cette lettre avec nous :)

Frédéric Raymond a dit…

Cool! Merci d'avoir partagé ça!

Anonyme a dit…

Remarque que même des gens plus âgés prennent mal les critiques, parfois. J'aurais de nombreux exemples comme dirlit, mais je me souviens de ce psychiatre dans la quarantaine qui m'avait proposé un texte pour Solaris. C'était sans intérêt pour la revue, mais à l'époque, fiou!, la directrice littéraire était Elisabeth Vonarburg. J'ai fait suivre lâchement la nouvelle. Quelques temps après, l'auteur en question m'a fait part de la piètre opinion qu'il avait désormais d'Elisabeth. Quelle personne déplaisante et mal embouchée! Je me suis dit, oh là là, qu'est-ce qu'Elisabeth a encore fait?
Il m'a montré la lettre de refus, qui a mes yeux était polie, quoique un peu froide sans doute. Ça ressemblait assez (en plus succinct) à la réponse de Daniel.

Joël Champetier

Gen a dit…

@Guillaume et Fred : De rien! ;)

@Joël : J'en viens à me demander si on ne garde pas systématiquement une dent contre la première personne qui nous refuse un texte... Après quelques refus, on découvre que ce n'est pas cette personne-la en particulier qui nous en veux... ;) Faudrait faire un sondage...

Une femme libre a dit…

Je trouve extraordinaire que vous écriviez déjà à quatorze ans et que vous ayiez eu le courage et le culot d'apporter votre ouvrage à un auteur connu et aimé. Mais je trouve encore plus extraordinaire que ledit auteur ait pris la peine de lire au complet et tout à fait bénévolement le manuscrit d'une adolescente inconnue et qu'il l'ait critiqué sans complaisance. C'est faire preuve de générosité et d'altruisme. Du coup, je pense que je vais peut-être le lire cet auteur-là...

Gen a dit…

@Femme libre : J'écris depuis mes sept ou huit ans si mes souvenirs sont bons. Alors à quatorze ans, je considérais que "j'avais du métier" lolol! (Ah l'arrogance qu'on peut avoir à cet âge-là!!!) J'étais prête à publier, croyais-je. Je voulais fracasser des records, être la plus jeune à publier un best-seller... (On le fait tous ce rêve-là je pense! lol!)

Et oui, Daniel avait été d'une générosité extraordinaire. :)

Par contre, je ne sais pas s'il avait réalisé mon âge. À 14 ans, je pouvais assez facilement entrer dans des bars sans me faire demander mes cartes...

Alamo a dit…

Ah la gentillesse de Daniel! :)

J'admets qu'à quatorze ans je n'écrivais pas vraiment outre des poèmes cucu d'amour (bin ouais... j'ai déjà faite ça moi!) et que jamais je n'aurais oser les faires lires à qui que ce soit, alors je salut ton courage et t'admire pour ton geste héhé.

Cependant, tu as vraiment over-réactée à l'époque hahahaha! :D

Et l'important c'est de constater tout le chemin que tu as fais et que tu as un roman qui s'en vient et ça, c'est formidable! :)

Gen a dit…

@Alamo : Je savais pas ce que je risquais à l'époque! lol! Maintenant j'y pense plus longtemps avant d'envoyer un texte! hihihi ("Over-reacté" tu dis?)

Sylvie a dit…

Je partage l'hypothèse de la dent contre la 'pauvre' première personne. lol
Maintenant, imagine si cette première personne avait dit les mêmes choses, mais en étant ta mère.
Terrain glissant...

Gen a dit…

@Sylvie : C'est pour ça que je suggère fortement à Isa de laisser sa fille se "casser la gueule" toute seule. Ça va éviter des problèmes familiaux à long terme.

Alamo a dit…

On peut aussi le voir autrement.

Guillaume nous a raconté le courriel d'une personne qui avait reçu un refus, mais qui, plus humble, l'avait accepté et même remercié de l'effort déployé par le comité de lecture pour faire des commentaires pertinents qui l'ont incité à améliorer son travail pour une prochaine fois.

Mais j'imagine pas non plus le nombre de personnes déçus, défaits ou bien fâchés qui reçoivent un refus de notre part... Ça fait partie du deal, j'imagine!

Gen a dit…

@Alamo : La personne humble qui a remercié n'en était peut-être pas à son premier refus. J'ai souvent remercié Joël ;)

Et oui, décevoir et fâcher, ça fait partie du deal ;)

Daniel Sernine a dit…

S'agissant d'auteur(e)s adolescent(e)s, il y a une vérité essentielle qui est difficile à faire accepter par l'auteur (et ses parents!).
C'est qu'un texte peut-être excellent pour un enfant de treize ans, lequel peut être le bollé de sa classe ou même de son école, mais ça restera un texte d'enfant.
D'enfant doué, d'accord, mais dépourvu d'intérêt pour tout lecteur qui n'est pas
a) l'enseignante de cet enfant;
b) papa, maman, ma tante, mamie...;
c) la bande de copains de cet enfant.
On a donc la manifestation d'un talent qu'il sera intéressant de développer, mais qui exigera quand même des années de lecture, de pratique de l'écriture et... de pratique de la vie.
Je ne peux m'empêcher de repenser à Laura l'immortelle ce roman publié en 2007 aux Intouchables, soit-disant écrit par une Marie-Pier Côté de douze ans. Michel Brûlé (et son adjointe, une Française) n'avaient pas vu qu'il s'agissait d'un rip-off des films Highlander. Pire encore, une journaliste de La Presse avait découvert le pot-au-rose: la jeune auteure prodige avait carrément copié et collé un roman de fan-fic publié sur Internet quelques années plus tôt par un fan de la série fantastique. Le plus affligeant de l'histoire est que les parents de cette enfant (dont sa mère, qui travaillait pourtant en milieu scolaire!) avaient cru dur comme fer que leur fille avait écrit ces 200 pages, le soir, dans sa chambre -- sans fautes, avec la maturité et les gallicismes d'un auteur adulte français.
Ce qui ne risque pas d'arriver à Isabelle, qui semble démontrer une lucidité de bon aloi en regard des efforts et de la démarche de sa fille.
Tu lui écrivais, Geneviève, «...lui expliquer qu'il faut corriger le français si elle veut avoir la chance qu'un éditeur l'accepte.» Il aurait plutôt fallu écrire «si elle veut avoir la chance qu'un éditeur la lise», déjà.
Cela dit, bien des auteurs ont entamé (et poursuivi!) leur carrière sans l'appui de leurs parents, quand ça n'était pas carrément à l'encontre de l'opinion parentale.
Bon, l'inverse est vrai aussi, certain(e)s jeunes auteur(e)s doivent leur succès à leurs parents, aux contacts de ceux-ci dans la sphère des communications et le domaine culturel.
Au fait, que devient Alexandra Larochelle, depuis qu'elle n'est plus une enfant-prodige? Rien publié depuis quatre ans, je crois...

Gen a dit…

@Daniel : Très bon point le fait que certains adolescents écrivent remarquablement bien... pour des adolescents.

Et oui, je sais bien qu'un français correct est une condition pour être lu ;) Mais dire ça à un ado, c'est pas assez pour le motiver à se corriger. Laissez planer un peu plus d'espoir et là on a une chance de le voir apprendre sa grammaire (c'est l'ex-prof de français qui parle ;)

Pour Larochelle, semblerait qu'elle travaille au magazine Cool. Soyons réaliste : tant qu'à être un jeune prodige, ça doit payer plus que les romans ;)

Pat a dit…

Des mafieux du futur sur mIRC! Gen, il FAUT que tu réécrives ce bouquin :D

Mais, sérieusement, un manuscrit complet à 14 ans, tu m'impressionnes. Peu importe le regard que tu lui portes avec tes yeux d'aujourd'hui.

Par contre, si j'ai bien compris, tu avais également cessé d'écrire pendant un bon bout, n'est-ce pas? J'espère que ce n'est pas suite à cette critique!

Daniel Sernine a dit…

J'espère également, Pat, que tu ne cesseras pas d'écrire à la suite d'une critique... substantielle. :O/

Pat a dit…

@Daniel
Absolument pas!

D'ailleurs, j'ai déjà mangé quelques coups. Averia, mon premier manuscrit, est revenu magané de certaines maisons d'édition qui l'ont rejeté.

Je me suis fâché, bien sûr. Mais je n'ai surtout pas lâché le morceau...

Des critiques comme celle que tu as fait parvenir à Gen, j'en prendrais des dizaines!

Isabelle Lauzon a dit…

Wow, Gen, tu as fait un beau lien ici avec mon propre billet! Je suis bien contente de voir que la discussion s'est poursuivie ici!

Pour la lettre de Daniel, je trouve ça vraiment incroyable : qu'il l'ait gardée, qu'il ait pris à l'époque autant de temps pour lire ton manuscrit et te donner autant de conseils. Évidemment, je comprends qu'à l'époque, ça a dû fesser fort sur ton ego... Hihi!

Quel dommage que tu aies détruit ton manuscrit! Enfin, cette "épreuve" t'a certainement permis de devenir celle que tu es aujourd'hui!

Merci d'avoir partagé ça avec nous! :D

Gen a dit…

@Pat : lololol! Phénomène particulier : plus on parle de cette histoire, plus il m'en revient des bribes... et plus j'ai honte! lol!

Pour le manuscrit complet : je sais que ce n'était pas ma première histoire complétée. Mais c'était ma plus longue je crois. C'était quand même court : je pense que le manuscrit devait faire 30 pages au grand maximum. Simple interligne évidemment (pauvre Daniel ;)

Pour ce qui est d'arrêter d'écrire : non, je n'avais pas arrêté. J'ai arrêté à un seul moment dans ma vie et ça été au début du cégep. Ça a failli me coûter ma santé mentale d'ailleurs...

Par contre, ça a pris un méchant bout (à peu près 10 ans) avant que j'ose soumettre mes écrits à nouveau!

Gen a dit…

@Isa : C'est que j'ai l'impression que j'étais comme ta fille à son âge... maman-écrivaine en moins!

C'est quand même une histoire extraordinaire que cette histoire, j'avoue! Daniel tient des archives impressionnantes! hihihihi (ne me demande pas de retrouver les critiques que je t'ai faites l'an dernier...)

Mais oui, cette épreuve a contribué à me faire celle que je suis. C'est un peu pour ça que je voulais raconter cette histoire là. Oui, j'ai pleuré. Oui, j'ai eu mal. (Et oui, c'était pour rien). Mais j'en ai retiré beaucoup au final.

Je comprends le réflexe des parents de vouloir protéger leurs enfants, mais c'est en tombant qu'on apprend à se relever. ;)