vendredi 2 avril 2010

L'art d'écrire des récits historiques (3) le flou artistique

Pleins de bonne volonté et armés de mes savants (hum?) conseils, vous vous êtes donc lancés dans une longue recherche pour vous préparer à l'écriture de cette histoire qui vous habite depuis des mois... Mais voilà, rien à faire, il vous manque des détails. Décidément, le prix du beurre à Londres est difficile à trouver...

Le recours au flou artistique

En écrivant un texte à saveur historique, on peut choisir deux options : l'ancrer dans la réalité ou le situer dans le vague.

Si on ancre le texte dans la réalité, on va lui donner une date et un lieu précis (Rome en 45 avJC), faire intervenir des personnalités connues (César, Cicéron), etc. Cela sous-entend énormément de recherches, surtout sur le plan de la politique, et ça peut être la source de bien des erreurs (César était-il à Rome au printemps 45? Quel était son titre à cette époque? A-t-il vraiment été invité à dîner chez Cicéron?). Les informations historiques "grands publics" ne sont toujours que la pointe de l'iceberg, alors si on trouve beaucoup de détails sur une période de temps, il est fort possible qu'il en existe encore plus quelque part ailleurs... et qu'un historien poussiéreux (ou un critique trop informé) se moquera de nous en les trouvant. (Si si, y'en a des méchants comme ça! :p )

L'autre méthode d'écriture consiste à situer le texte "dans le vague". On choisit une époque et un lieu précis (histoire de bien faire les recherches), mais on ne les nomme jamais. Comme ça, si on fait quelques anachronismes, il passeront mieux et personne ne nous accusera d'avoir induit nos lecteurs en erreur. On tente, avec cette option, de transmettre "l'esprit" d'une époque (à travers des détails véridiques de la vie quotidienne qui a l'avantage d'évoluer lentement) plutôt que sa "lettre" (via les tribulations bien connue de sa politique aux multiples rebondissements). Cela sous-entend des recherches bien moins poussées. Dans la même optique, on peut également louvoyer un peu, nommer une ville ou un roi, mais les traiter de façon vague, en arrière-plan. Encore là, on se sauve bien de l'embarras.

Ce choix entre le réalisme ou le flou s'applique en fait à chaque élément de l'histoire. On n'a pas trouvé de détails sur le système monétaire? On n'en parle pas ou on l'aborde vaguement, par exemple en disant que le personnage n'a pas suffisamment d'argent pour payer, n'a que la moitié de la somme, etc. On a trouvé plein d'information sur le régime alimentaire? C'est le moment de décrire un repas! Le personnage mangera des dattes, de la bière épaisse...

Cela dit, qu'on prenne le parti du flou ou du réalisme, il faudra doser. Laisser trop de flou donne un récit qui n'aura plus l'air de se rattacher à quoique ce soit. Mettre trop de réalisme submerge le lecteur de termes techniques, comme s'il lisait un manuel.

Lorsque toutes les recherches échouent et que le flou artistique n'est pas suffisant pour camoufler une lacune, c'est le moment d'enfiler son chapeau d'écrivain et d'inventer l'information qui manque en tentant de la rendre cohérente avec le reste. Je suis très consciente qu'il y a des faits historiques qu'on ne peut ignorer, mais il y a également énormément d'information qui s'est perdue au cours des siècles. De plus, le lecteur de récits historiques veut un récit, pas un manuel. C'est écrit "fiction" sur le dessus, alors on peut s'en permettre un peu...

Cependant, si on utilise cette voie, il faut être assez honnête, si on nous pose la question à propos d'un élément qu'on a inventé, pour avouer avoir extrapolé cette partie. Il ne faut pas faire, comme un auteur très connu que je ne nommerai pas, croire qu'on l'a découverte dans un document d'archive perdu ou auprès d'un obscur spécialiste.

Sinon, une armée d'historiens, moi en tête, va venir vous botter le derrière, na! ;p

9 commentaires:

Karuna a dit…

Intéressants, tes conseils. Ça me rappelle la lecture des Piliers de la Terre et de Un monde sans fin, de Ken Follett. Comme tu le sais sûrement, ce sont deux briques, avec beaucoup de détails. Je me souviens m'être passée le commentaire que la description des repas était toujours la même, comme si Follett n'avait pas d'autres informations à ce sujet. Je l'ai écouté en conférence, il y a deux ans environ, au SLM (s'exprimant dans un excellent français, d'ailleurs). Il avait pourtant mentionné que plusieurs historiens travaillaient pour lui. L'exemple des repas n'est qu'un petit détail dans l'ensemble de ces deux ouvrages, que j'ai par ailleurs bien aimés.

richard tremblay a dit…

Sans oublier la nécessaire licence poétique. La plupart des romanciers historiques n'hésitent pas pour des raisons de simplification ou de dramatisation à bouleverser l'ordre des événements ou à devancer ou annuler l'arrivée d'un personnage historique.

Karuna : J'ai lu le premier tome de Follett, et si remarques bien, la structure même est fortement répétitive, avec des chapitres entiers qui semblent calqués les uns sur les autres. Je me demande si ça ne correspond pas chez l'auteur au désir de montrer la lenteur des choses, la vie forcément itérative de l'époque, parce que Follett est un romancier intelligent et qu'une *erreur* technique comme ça ne lui serait pas passer sous le nez sans qu'il ne la remarque.
Mon grain de sel.

Gen a dit…

@Karuna : J'ai lu les Piliers de la Terre et, effectivement, Follet s'y répétais parfois. J'ai eu l'impression qu'il a pris la description du régime alimentaire faite pas ses historiens et qu'il l'a utilisée telle quelle, sans se demander si, peut-être, les gens n'inventaient pas recettes et variations à partir des ingrédients de base. (Ce qu'ils faisaient. On a des livres de recette datant de la Mésopotamie!)

@Richard : Mon principal problème avec la licence poétique, c'est les gens qui, après avoir lu le livre, le prennent pour un manuel d'histoire. Après ça, quand tu leur dis qu'Anne d'Autriche et Louis XIII s'entendaient franchement bien pour un couple arrangé, tu te fais dire que ça se peut pas puisqu'elle aimait Buckingham... :p

Il m'arrive aussi d'observer une "licence" que je sais fausse, mais qui sert de ressort important à l'intrigue... et alors le livre est foutu pour moi.

Pour Follet, il est un romancier intelligent, mais Les Piliers de la Terre sont loin de son style habituel. Je sais pas si la lenteur et l'aspect répétitif des choses était voulu, mais en tout cas je l'ai trouvé parfois pénible à lire. Et puis j'ai toujours du mal avec l'idée que "les choses se passaient lentement à l'époque". Pour les gens du temps, c'était le rythme normal des jours. Ils devaient le trouver trépidant. (Surtout que dans le roman, la ville est constamment attaquée, brûlée, rebâtie...)

Pierre H.Charron a dit…

Très enrichissant tes articles, Gen. Justement j'ai un petit canevas d'histoire qui se passe dans une autre époque et tu m'as beaucoup éclairé. :)Je suis en mode lecture depuis une semaine. Mon cahier de note est plein !

Gen a dit…

Ah ben merci Pierre! :) Je me disais que ça pourrait donner une idée de comment s'enligner à tous les malchanceux qui n'ont pas eu l'idée de payer pour faire six ans de recherches intensives en histoire :p lol!

ClaudeL a dit…

Nous as-tu dit si, toi l'historienne, tu en écris des histoires situées dans une époque passée? Me souviens plus.

Gen a dit…

@ClaudeL : Je crois en avoir parlé dans le premier billet. Pour être précise, j'ai situé deux assez longues nouvelles dans le passé et là le roman jeunesse sur lequel je bosse est des mêmes eaux. Les nouvelles utilisaient des éléments de fantastique, mais le roman, lui, est vraiment purement historique.

Frédéric Raymond a dit…

Bonne série d'articles sur un sujet fort intéressant. Dans le même ordre d'idée, un élément intéressant de la recherche sur une époque (ou un sujet) n'est pas seulement les détails qui l'on pourra replacer dans le texte, mais aussi tous les détails qu'on a en tête quand on écrit, mais qui ne se retrouve pas sur la page. Les détails qui nous permettront d'avoir plus confiance quand on parle d'une époque et qui filtreront, ça et là, du texte alors qu'on l'écrit. (Je n'ai pas de mérite à dire ça, je viens tout juste de le lire dans The complete idiot guide to writing a novel, de Tom Monteleone).

Gen a dit…

En effet, mais il ne faut pas que ça nous pousse à faire l'erreur classique de vouloir mettre dans le récit tout ce qu'on a en tête. Or, il nous en faut plus que ce qu'on donne.

Pour se mettre dans l'ambiance, j'aime bien avoir du visuel. Des tableaux de l'époque, de la musique si j'en trouve, d'autres oeuvres faites sur la même époque... :)