vendredi 5 décembre 2025

Les techniques de rhétorique toxique

Quelqu'une (allo Claude!) m'a fait remarquer que je vous ai balancé un tas de mots anglais dans mon dernier billet. Il s'agissait de termes référant à techniques de rhétorique toxique utilisées abondamment sur les réseaux sociaux. Surtout par les hommes, mais pas seulement. Et (ça c'est intéressant) elles ne sont même pas toujours utilisées consciemment! (Les sophistes de l'Antiquité grecque seraient impressionnés : leurs techniques fallacieuses sont passées dans l'usage courant!)

En passant, les termes sont en anglais, parce que les réseaux sociaux sont majoritairement anglophones et que la rhétorique toxique y fleurit, donc c'est aussi en anglais qu'on l'étudie. Je vais donner les traductions quand je les connais. 

Voyez-vous, ces techniques sont tellement passées dans l'usage, on les subit tellement souvent (tant de la part de gens qu'on rencontre en ligne que de politiciens ou de personnes bornées croisées dans nos vies quotidiennes) qu'on en vient à ne plus les voir! Alors mettons-les bien à plat pour savoir les repérer. (Et, comme écrivain, pour pouvoir les utiliser dans nos textes!)

AVERTISSEMENT : la lecture de la suite de ce billet pourrait vous faire perdre du respect pour beaucoup de gens... qui ne le méritaient déjà pas. 

Voyons donc ce que veux dire...

Trolling [Troller]: On commence avec une facile. Ça veut dire "faire le troll" ou passer des commentaires juste pour faire réagir. La version polie s'appelle "jouer à l'avocat du diable", mais dans tous les cas, c'est une tactique destinée à faire fâcher l'interlocuteur en lui sortant des énormités et des clichés. Le trolling peut sembler bénin, mais lorsque plusieurs s'organisent en réseaux ou font appel à des faux comptes (automatisés ou non), ça peut créer un effet de meute paniquant pour la personne qui reçoit le tout. La parade? La fonction "bloquer". 

Doxing ou Doxxing : Action de dévoiler en ligne les informations personnelles de quelqu'un, par exemple son lieu de travail ou de domicile. Au Canada, surtout si ça s'accompagne d'encouragement à aller déranger la personne "en vrai", ça peut être considéré comme une atteinte à la vie privée, du harcèlement, de l'incitation à la haine ou de la mise en danger d'autrui et donc déboucher sur des accusations criminelles. Bref, si on vous doxx, dénoncez à la police!

Mansplaining [Mecsplication] : C'est le gars qui vous explique (à vous, femmes de tout âge ou rarement jeunes hommes), souvent sur un ton docte, paternaliste et avec moulte grands mots savants (parfois erronément), un truc au sujet duquel la personne qui reçoit l'explication est plus qualifiée et informée que le mecspliqueur. Mon exemple préféré, c'est le gars - devenu meme - qui était pas d'accord avec Margaret Atwood sur l'interprétation à donner à Handmaid's Tale et qui lui a dit de lire le livre au lieu de se fier à la série télé... Un autre exemple courant, c'est les hommes qui viennent expliquer que non, non, ce n'est pas du mansplaining, c'est juste une manière de discuter... avec un peu de (mal)chance, on en aura un en commentaire de ce billet. :p La parade? Rire, ignorer ou, si vous y tenez, répondre avec un lien vers vos diplômes/thèses/articles qui prouvent que le monsieur n'est pas l'expert qu'il croit être.   

Whataboutism [Qu'en-est-ilisme] : Ceci est une manière de détourner une conversation. Vous vous inquiétez du sort des vaches? On vous fait remarquer que vous vous foutez des poulets. Vous parler d'un génocide en Israël, on vous répond que vous vous accommodez de celui au Soudan. Si vous faites l'erreur de répondre, vous voilà parti loin de votre sujet. La parade? Répondre "ce n'est pas mon sujet aujourd'hui". 

Cherry picking [Picorage/Picossage] : Vous avez fait un long post très argumenté et la personne vous reprend sur un détail qui n'était peut-être pas aussi parfaitement nuancé qu'il aurait dû? Ou alors quelqu'un présente juste les chiffres et les preuves qui soutiennent sa position et non l'ensemble des données? Dans les deux cas, vous êtes en présence de cherry picking, soit une sélection malhonnête des données à mettre en lumière, dans le but de faire perdre la vue d'ensemble du sujet. La solution? Signaler que la personne picosse et recadrer le sujet.

Ad hominem et/ou Ad personam : Il y a une légère nuance entre les deux termes, nuances qui varie si on est anglophone ou francophone (tsé histoire de faire simple), mais dans les tous les cas, on s'en prend à la cohérence des propos de la personne (ex: ah tiens, t'es pour la censure maintenant, pourtant l'autre jour...) ou leur expression (ex : quand tu sauras écrire...) ou à la crédibilité de la personne (ex : on sait ben, tu travailles pour...), bref c'est l'individu qui s'exprime qui est attaqué, on ne répond pas à ses propos. Il ne sert pas à grand chose d'argumenter avec les gens qui utilisent ce genre de procédé. J'aime bien leur répondre "ad hominem" et terminer l'échange là-dessus. Ça les force à googler. :p 

Tone policing [Police du ton] : C'est une variante de l'Ad hominem/personam où on s'en prend au ton de la personne, qu'on accuse d'être trop émotif, trop agressif, trop extrême, pas assez poli, etc. Comme si toute émotion empêchait de réfléchir. C'est très souvent utilisé contre les femmes. (Exemple récent : Magali Picard à qui on demande "baisser le ton".) La parade? Répondre une variante de : "Avoir des émotions est humain et n'empêche pas ma matière grise de fonctionner. Au lieu d'attaquer mon ton, répondez à mes arguments." 

Sealioning : La personne a l'air bien intentionnée, même si on se demande sous quelle roche elle a vécu depuis 20 ans pour découvrir tout juste le sujet (de l'identité de genre, du patriarcat, des féminicides, etc). Elle pose des questions ouvertes, vous demande vos preuves, semble vous écouter, revient avec d'autres questions, veut d'autres preuves... mais il n'y a pas moyen de la convaincre, vous avez l'impression de parler dans le vide et... et vous perdez votre temps. C'est le but ultime de la tactique : vous faire perdre un temps fou, vous épuiser, vous donner envie de ne plus jamais aborder ce sujet publiquement, parce que c'est trop long de gérer ensuite ce genre de réaction. La parade? Inviter (plus ou moins poliment) la personne à googler (ou à lire vos anciens billets/posts/articles) pour s'éduquer.

Moving the goal post [Déplacer l'objectif] : La personne vous demande de lui présenter des preuves de A. Vous vous exécutez. La personne dit que d'accord, mais il faut aussi prouver B. Vous le faites. Mais là, ça prouve pas C... Un peu comme le sealioning, la technique n'a pas de fin et vise surtout à vous épuiser ou à vous faire sentir inadéquat. Ce genre de comportement existe aussi en dehors des simples discussions, par exemple si votre patron vous demande de terminer tel dossier pour telle date et une fois que vous l'avez fait, il vous dit qu'il aurait aussi voulu tel autre dossier... Ou alors quand un gouvernement annule un programme de voie rapide pour la résidence permanente au mépris des gens qui comptaient dessus. La parade? Faire remarquer que les exigences changent constamment et que ce n'est pas votre problème. Ou répondre "Moving the goal post" à la seconde demande et laisser la personne googler. 

Gaslighting [Détournement cognitif] : C'est une forme de manipulation où on vous fait douter de vos perceptions. Pour que ça fonctionne, il faut que vous ayez confiance dans la personne qui tente de détourner vos perceptions. La forme la plus banale (mais quand même problématique) de gaslighting qu'on peut rencontrer, c'est un parent qui dit à un enfant "mais non, ça fait pas mal, t'as pas à pleurer pour ça". La forme courante sur les réseaux sociaux, c'est de se faire dire que notre perception des choses est biaisée par notre "chambre d'écho" et que tel expert, lui, dit le contraire. Une autre forme courante de gaslighting, ces temps-ci, ce sont les politiciens et les journalistes qui insistent pour dire que notre pouvoir d'achat s'améliore - en se basant sur des médianes et des moyennes - tandis qu'un tiers des locataires sont en insécurité alimentaire. Ou qui prétendent que tous les maux viennent de l'immigration, alors qu'on sait que plein de services allaient déjà mal avant. 
Le problème avec le gaslighting c'est que ce sont les gens de bonne foi, ceux qui se remettent constamment en question, qui sont empathiques et ouverts à considérer le point de vue des autres qui y sont les plus vulnérables. À force de se faire répéter sans cesser des trucs qu'on croit faux, on en vient à se demander si ce sont nos croyances qui sont problématiques, puis à ne plus se fier à nos perceptions ni à nos souvenirs (qui seront remis en doute ou niés) ni même à nos émotions (parce qu'on nous dit que, mais non, t'es pas en colère, t'as pas de raison de l'être). Être exposés à long terme au gaslighting dans une relation intime (souvent un couple) ou même dans la société, cela peut mener à des troubles anxieux, de la dépression et une estime de soi à zéro. (Ne me demandez pas comment je sais.)  La parade? Trouver des validations externes à nos perceptions et émotions. L'arme préférée de ceux qui gaslight, c'est l'isolement de la victime. 

Dog whistle/ Dogwhistling [Dilogie ou sous-discours]: Il s'agit de l'art d'énoncer des propos qui semblent innocents, mais qui contiennent un message codé, une insulte ou une menace voilée envers certaines personnes. Surtout connue pour ses utilisations en politique (comme quand on parle de "Canadiens de souche" ou de "Canadiens traditionnels" pour exclure les gens issus de l'immigration ou le fameux "Stand back and stand by" de Trump à l'intention des Proud Boys), la tactique existe aussi dans des contextes plus banal (pensons à un homme qui dirait à sa mère, durant un souper de famille, "ah, tu réussis tellement bien tes tartes, toi, maman" avec un regard en coin à sa conjointe, qu'il n'a pas accusée ouvertement de brûler les siennes, mais qui se sentira sans doute humiliée). Couplée au gaslighting ("mais non voyons, c'est pas ça que je voulais dire, pourquoi tu sur-réagis?"), cette tactique peut être d'une violence psychologique assez intense. La parade? Nommer ce qui est impliqué dans le message pour mettre en lumière les intentions. 

Voilà, ça fait le tour des principales tactiques de rhétorique toxique qu'on rencontre sur les réseaux sociaux ou dans notre vie quotidienne. Ce qui est intéressant, c'est qu'une fois qu'on s'exerce à les voir, on ne peut plus les manquer et on sait avec qui éviter à l'avenir de discuter, alors... bon ménage dans vos contacts! ;)  

PS : Si j'en ai oubliées, lâchez-vous lousse dans les commentaires! 

Aucun commentaire: