dimanche 23 avril 2023

Du danger de juste écrire des bonnes histoires

Immanquablement, quand on discute entre auteurices, il finit par apparaître un clivage : ceux et celles qui bâtissent des histoires avec des propos réfléchis, contre ceux et celles (plus souvent ceux) qui veulent "juste écrire des bonnes histoires". 

Je vous le dis tout de suite : j'appartiens au premier groupe. Un bon texte, pour moi, parle d'autre chose que ce qui semble son propos principal, mais de manière discrète. On n'est pas dans la thèse ou dans le roman à message, mais dans vraiment dans le "sous-texte". Ça veut dire qu'à la lecture, même si on ne peut pas mettre le doigt exactement dessus (à moins de s'arrêter pour faire une analyse littéraire en règle), on sent qu'il y a "quelque chose" de plus dans le texte, un aspect profondément humain et universel, un propos plus large que, par exemple, les aléas de la vie d'un mauvais chef de clan dans un peuple où les femmes sont des escargots géants. (Je ferai sans doute un billet plus large à ce sujet un jour, mais en attendant vous pouvez aller relire les concepts de métaphore et d'allégorie en SFF ou l'importance des thèmes ou des intentions. Pour moi, les bons textes tiennent de la métaphore.)

Le deuxième groupe, celui qui veut juste écrire des bonnes histoires, présente, à mon avis, deux problèmes. Le premier se résume ainsi : si tu choisis pas ton sous-texte, c'est le sous-texte qui te choisit (merci à Luc pour la formule). Ce que ça signifie? Eh bien que si on n'a pas construit consciemment son propos, on laisse notre inconscient diriger le texte. Et laissez-moi vous dire que l'inconscient de la plupart des gens (le mien inclus) n'est pas un lieu très fréquentable, c'est plein de préjugés, d'oeillères, d'idées reçues et de reconduction des schémas sociaux dominants. Bref, ça fait des textes qui peuvent être divertissants, oui, qui peuvent même sembler bien loin de nous sur le plan matériel... mais qui reconduisent souvent les aspects les moins reluisants de notre civilisation. 

Le second problème m'est apparu dans les derniers mois : des textes sans propos, sans sous-texte, ça se lit vite, ça s'oublie aussi vite... mais, surtout, avec les progrès actuels de l'IA, ça s'automatise! On n'est pas encore rendus, mais le jour où on pourra commander à l'IA "un roman western avec des loups-garous" s'approche à grands pas. Et l'IA nous pondra "une bonne histoire". Divertissante. Avec un rythme soigneusement calculé. Les personnages attendus, les expressions de sentiments attendues, les situations attendues (puisque l'IA recycle à l'infini tout ce qui s'est déjà fait). 

L'IA n'aura pas de sous-texte ou de propos différent ou de réaction émotionnelle originale ou de réflexion sur l'actualité... à moins qu'on lui en demande (en assumant qu'on se rendre un jour à un stade où l'IA pourra répondre à une telle requête, parce qu'il ne faut pas oublier que l'IA n'a toujours pas accès au sens du langage : pour simplifier, elle recombine les mots selon des enchaînements qui lui semblent statistiquement probables). Et ce n'est pas le lecteur moyen qui fera une telle requête : la majorité absorbent inconsciemment les sous-textes, plusieurs jureraient même qu'ils ne les perçoivent pas... pourtant souvent les livres qui s'inscrivent dans la durée ont des sous-textes forts (comme le Seigneur des Anneaux et son emphase sur l'entraide). 

Bref, présentement, si je n'avais pas de démarche artistique, si je ne cultivais pas de point de vue ou de propos original dans mes textes, j'aurais très très peur des avancées de l'IA. 

En l'état, j'ai peur pour le côté commercial : je sais qu'il y aura des gens qui submergeront le marché avec des textes écrits en tout ou en partie par les intelligences artificielles (c'est déjà commencé : les revues américaines reçoivent des tonnes de - mauvais - textes écrits par IA). Je sais que certains lecteurs ne verront pas la différence. Je devine qu'on va traverser une période d'insécurité financière encore pire que tout ce que nous vivons déjà comme écrivains. 

Mais j'ai l'impression que ça ne durera pas. Que même les lecteurs les moins exigeants vont finir par sentir qu'il manque quelque chose derrière les oeuvres d'IA. Appelons ça le sous-texte... ou juste l'expérience humaine. 

Après tout, la SF nous a abreuvés pendant des années d'univers où tous les contacts étaient virtuels... mais après un an de pandémie, on était tous écoeurés des Zoom. Je ne pense pas qu'on va tripper longtemps devant les images et les "bonnes histoires" de synthèse. Personnellement, le phénomène me lasse déjà. 
 
Image flou de broderie imparfaite, parce qu'oeuvre humaine

2 commentaires:

Joe a dit…

J'avoue que les textes qui nous marquent sont souvent ceux avec un deuxième niveau. Mais je n'avais pas pensé que cette particularité pourrait déjouer la IA. Si ça peut encourager les auteurices à se pencher sur ce qui rend vraiment une histoire unique, ça ne peut qu'être bon pour le milieu littéraire. Merci pour cette réflexion qui se termine sur une note d'espoir.

Gen a dit…

De rien! Je dois dire que c'est cette réflexion qui a sauvé ma propre motivation à écrire. (Ça et le fait que, personnellement, je ne suis pas intéressée à lire une oeuvre d'IA.)