Je vais continuer ici une réflexion entamée hier soir (parce que je suis quand même plus articulée à 8h du matin avec un café qu'à 11h le soir avec une bière). Nous discutions d'un roman que j'avais beaucoup aimé, mais que j'avais trouvé "peu science-fictif".
Les autres m'ont demandé ce que je voulais dire par là. Ce qui, pour moi, constituait un roman fortement ou faiblement rattaché à la science-fiction. Était-ce une question de la plausibilité des inventions technologiques? 1984 (de George Orwell) où il n'y a aucune science qui est désormais impossible, était-il de la science-fiction forte pour moi? Et The City and The City (de China Miéville) que je venais d'adorer était-ce fortement ou faiblement fantastique? Et La Chambre Verte (de Martine Desjardins)?
J'ai été bien en peine de m'expliquer. Jusque-là, c'était, pour moi, souvent une impression subjective.
Ce matin, après une bonne nuit de sommeil, je crois que je comprends mieux mes propres critères inconscients.
Pour moi, le roman fortement science-fictif (ou fortement fantastique, car les deux démarches de création se ressemblent souvent) part d'un concept. L'auteur observe une croyance, une innovation ou une tendance technologique, sociale, économique ou culturelle (appelons ça un "concept" pour faire simple), puis il l'exagère, la pousse dans ses derniers retranchements et imagine le monde que cela donnerait.
1984 observait la désinformation, la délation, bref les tendances totalitaires et a basé dessus l'univers de Big Brother. The City and The City part du concept d'aveuglement volontaire et crée deux villes entrelacées qui s'ignorent. La Chambre Verte s'appuie sur cette idée que certaines maisons ont une personnalité et s'en sert pour créer sa maison-personnage, narratrice et agissante.
Bref, dans ce monde qui repose sur un concept, l'auteur situe une histoire.
Et, c'est là que ça devient important pour moi, si vous essayez de retirer le concept, l'histoire ne tient plus. Oh, vous avez encore un récit, c'est sûr, mais il devient soit banal (1984 n'est qu'une histoire d'amourette interdite, La Chambre Verte ressemble à une reprise de Séraphin), soit complètement autre (The City and The City est désormais un polar bien ordinaire). Parce que ces récits sont fortement SFF : ils s'appuient sur leur concept, créé grâce à la liberté qu'offre les littératures de l'imaginaire.
Au contraire, les récits faiblement science-fictifs ou faiblement fantastiques sont ceux qui tiennent encore debout si on retire tous les éléments actuellement impossibles. C'est un phénomène qu'on rencontre souvent lorsque des auteurs de littérature réaliste s'aventurent en SFF. Leur histoire ne dépend pas d'un concept. Les innovations technologiques ou sociales ou les éléments surnaturels sont là, au contraire, pour appuyer un récit déjà imaginé.
Vous pouvez enlever les élément SFF et l'histoire ne changera pas. Oh, certaines scènes devront être réécrites et pourraient être moins élégantes ou percutantes, mais l'essence de l'histoire sera préservé. Par exemple, dans l'excellent De Synthèse (de Karoline Georges) l'auteure se sert de voitures autonomes et d'une réalité virtuelle beaucoup plus perfectionnée que la nôtre pour éviter à son personnage (qui aimerait devenir une image) toute interaction sociale. Cela crée une impression forte de solitude. Cependant, des cartons tendus à un chauffeur auquel on se refuse à parler ou une réalité virtuelle plus proche des technologies actuelles n'aurait pas rendu le récit impossible. Un peu moins élégant par moment (le personnage qui marche autour des projections holographiques de ses créations virtuelles, c'est une image très forte), mais l'histoire ne dépend pas d'un concept science-fictif ou fantastique (plutôt d'un concept psychologique). Non seulement l'histoire tient encore si on enlève tous les bidules technologiques, mais elle reste la même.
Ce n'est pas un problème. Cela ne signifie pas du tout que le roman est mauvais (il y a plusieurs romans de ce genre que j'adore! et je crois même avoir écrit une nouvelle ou deux qui tombent dans cette catégorie! hihihihi!) ou qu'il n'a pas sa place dans un genre ou ne mérite pas son étiquette "science-fiction" ou "fantastique". Simplement, son contenu est, à mon sens, faiblement science-fictif ou fantastique. Cela peut être une grande oeuvre rattachée à la SFF, mais pas nécessairement une grande oeuvre de SFF. (Est-ce que la nuance est claire?)
Enfin, je le répète : être faiblement SFF, ce n'est pas un reproche! C'est, tout au plus, pour moi, une catégorisation mentale, qui peut se révéler très pratique lorsque vient le temps de recommander un bouquin à quelqu'un (ou d'écrire une critique dans une revue destinée à des fans de contenu fortement SFF). D'ailleurs, certaines personnes plus réfractaires aux genres de l'imaginaire vont adorer ces romans qui se comprennent sans qu'on ait à accepter le concept mis de l'avant par l'auteur.
Qu'est-ce que vous pensez de cette distinction entre les oeuvres qui dépendent ou qui ne dépendent pas d'un concept SFF? Est-ce que ça éclaire une impression subjective que vous aviez parfois sans pouvoir l'expliquer?
8 commentaires:
Bien sûr, je suis d'accord avec toi. "Les Fleurs du Nord" entre dans faiblement SFF, sans aucun doute. D'ailleurs, je me souviens fort bien que le premier roman SFF que j'ai lu était dans cette catégorie-là aussi (La reine des orages). Ce fut important pour moi, comme une porte ouverte qui m'a amenée vers le très fortement SFF! ;) Aujourd'hui, je lis des deux avec bonheur. Mais c'est vrai qu'il y a ces deux formes-là, et il y a aussi quelques romans entre les deux catégories, difficiles à classer. Bonne réflexion.
@Nomadesse : Oh, c'est sûr, comme avec toutes les étiquettes, il y a des zones grises. Mais je suis heureuse d'avoir compris ce que ma cervelle voulait dire quand elle classait intuitivement certaines oeuvres dans "faiblement" ou "fortement" SFF.
En effet, tes Fleurs du Nord sont plutôt faiblement SFF, car les pouvoirs occupent peu de place décisive (enfin, dans le tome 1). Tant qu'à ça, les premiers tomes de Game of Thrones aussi étaient faiblement SFF! (mais ils le deviennent de plus en plus, donc le concept de base serait fortement SFF....) Remarque, je sais pas si en fantasy peut être catégorisée de la même manière... La démarche de création est différente me semble...
Mais oui, je crois que les romans plus faiblement SFF peuvent servir de porte d'entrée. Mais ils ne servent pas juste à ça non plus. Ils sont bien en eux-mêmes. Juste différents!
Super intéressant! :) Merci d'avoir partagé ta réflexion!
@Vincent : Maintenant tu sais de quoi on a parlé hier soir! ;) Et, tu vois, toi je sais que tu aimes les oeuvres fortement SFF. :)
J'ai reçu mon Solaris et j'ai lu Les Littéranautes. Ce sera intéressant de voir, cette année, si le Jacques-Brossard va (encore) à une œuvre à peine F ou SF.
@Daniel : À voir les finalistes, à moins que Pascal gagne pour ses deux nouvelles (ce serait un précédent, j'pense pas qu'un nouvelliste ait déjà gagné pour des textes dans plusieurs publications différentes), ce sera encore une oeuvre faiblement SFF. Quoique Maître Glockenspiel pose un problème intéressant. L'absurde à ce point est-il faiblement ou fortement SFF?
Hmm... que de permutations on pourrait avec cette dernière phrase, en employant «fortement»,«absurde» et «GPSFFQ»...
Cela dit, oui, il est arrivé deux ou trois fois que des écrivains gagnent le prix pour leurs nouvelles seules.
Alors toutes les options sont ouvertes! ;)
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