Je crois qu'on est encore tous élevés de la même façon. On apprend, un moment donné, que la mort peut frapper, comme ça, brutalement. Notre chien, notre chat, notre poisson rouge, notre grand-papa qu'on voyait une fois par an, un parent si on est vraiment mal chanceux... Tout d'un coup, boum, ils ne sont plus là. Voilà, on vient de comprendre le concept du trépas.
Mais souvent, on reste sur l'impression que, justement, la mort c'est toujours ça : une surprise, un coup du destin qui nous revire à l'envers brutalement. Un coup de vent qui arrache les fleurs aux branches du cerisier.
Peut-être que ma formation d'historienne a entretenu en moi cette vision brusque de la mort. Après tout, pendant longtemps, on a représenté la mort comme une faucheuse, car entre la maladie et les guerres, c'est l'impression qu'elle donnait. L'image de la faucheuse est forte : les tiges sont là, debout, bien droites, la faux passe et les voilà toutes couchées. C'est rapide, c'est expéditif, la cassure est nette, le deuil se fait bien.
Mais de nos jours, la mort a changé. Oh, il y a toujours des accidents, des gens qui meurent brutalement. Mais ce n'est plus la norme. En cette époque moderne, on ne vous laisse pas mourir d'une tumeur ou de reins défectueux. On vous opère, on vous fait des dialyses ou de la chimio. Et si ça ne vous guéri pas, ça vous allonge un peu l'espérance de vie. Ça vous laisse le temps de faire vos adieux.
Sauf qu'on ne les fait jamais vraiment ces adieux. Parce qu'on ne sait pas comment. On a des rituels rassurants relatifs au cercueil et au cadavre. On le veille, on dit du bien du défunt, on pleure, on prie si c'est notre truc, on va manger en groupe... Mais on n'a pas prévu la manière de s'adresser à quelqu'un qui se sait condamné. Il n'y a pas de tradition bien établie sur la manière d'agir autour du lit d'hôpital de la personne sur le point de partir.
La mort, de nos jours, ce n'est plus une énergique faucheuse. C'est une petite vieille en marchette qui s'en vient chez vous en transport adapté. On vous téléphone d'avance pour s'assurer que vous serez là pour la recevoir. Mais quand vous annoncez aux gens que vous attendez sa visite, que vous allez repartir avec elle, personne n'ose vous dire franchement "Adieu et bon voyage". Ils vous parlent des bons moments que vous avez passé ensemble et des bons moments qu'il vous reste à passer avant la visite de la petite vieille.
Je ne lance la pierre à personne, j'suis pareille.
J'ai eu plusieurs occasions dans les dernières années (trop d'occasions), de regarder un mourant dans les yeux et de lui dire adieu.
À chaque fois, j'ai dit autre chose. Ça voulait dire "adieu". Ça voulait dire "j'aimerais mieux que tu restes". Ça voulait dire "bon voyage". Ça voulait dire "veille sur moi si tu peux en attendant qu'on se revoit". Mais c'était pas tout à fait ça. Les vrais adieux, on finit toujours par les dire au cadavre. En espérant un peu qu'il nous entende encore.
Il nous faut de nouveaux rituels pour apprivoiser le nouveau visage de la mort. Cette mort moderne, annoncée, médicalisée.
En attendant...
Adieu Joël. J'aurais aimé mieux que tu ne partes pas, mais bon voyage quand même. Veille sur nous si tu le peux en attendant qu'on se revoit.
9 commentaires:
Une fois en soins palliatifs, ma mère m'a demandé de faire une liste de mes 10 meilleurs souvenirs de ma vie avec elle. Ça nous a permis une grande discussion pendant laquelle on s'est rappelé le passé, mais pendant laquelle j'ai également eu des éclaircissements sur sa vie, son côté des choses. On dirait que, tout le long des traitements, on ne parlait que de banalités, du quotidien. Comme si toute discussion plus profonde aurait été un aveux d'abandon. On ne peut dire adieu tant que la mort n'est pas certaine, de peur de passer pour défaitiste dans un monde ou on se fait dire qu'il suffit d'y croire pour que ça arrive.
Des fois, je me dis qu'il y a la présence silencieuse. C'est un peu cela qui est arrivé avec mes grands-pères. Je ne savais pas quoi dire. Alors je n'ai rien dit, j'étais là tout simplement. Il me semble que ça prend une vie pour apprendre à dire adieu à ceux qu'on aime. Et même après une vie...
@Annie : Oui, je crois que c'est exactement ça le problème : on ne peut pas dire adieu trop tôt. Et, souvent, une fois en soins palliatifs, les choses vont très très (trop) vite.
@Nomadesse : Je pense qu'il y a des gens auxquels on est jamais prêts à dire adieu.
Quel qu'en soit le visage, mort veut dire perte et généralement chagrin pour ceux qui restent. Mes sympathies, Gen.
@Femme libre : Merci. On est plusieurs à être en deuil de Joël Champetier. C'était un homme extraordinaire.
J'aime beaucoup l'image que tu nous as apporté de la mort. Une petite vieille qui arrive en douce. Merci pour cette belle image littéraire.
Fais plaisir! ;)
Je le lis juste maintenant. J'aime aussi l'image de la petite vieille.. et ma foi, oui il y a un rituel à inventer pour ces rencontres de la fin attendue sans être fixée dans le temps. Le rituel de la vie qui reste, à l'ombre de la petite vieille qui attend.. peut-être ? Ma dernière rencontre avec Joël était chez lui, alors que je le voyais, le sentais s'éteindre tout en étant bien vivant. Un souvenir de vie, le calme dans l'oeil du cyclone et cette façon qu'ont les gens qui n'ont plus rien à perdre de rassurer ceux qui restent, dans l'amour et la douceur.
Me semble que ça ferait un bon sujet de concours d'écriture sur place : "Dites adieu à quelqu'un d'encore vivant". Ensuite, on garde le meilleur rituel et, en bon geeks que nous sommes, on se met à l'utiliser dans la réalité jusqu'à ce qu'on ait, à nous seuls, créé une nouvelle culture.
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