jeudi 26 novembre 2020

Découper les scènes

 Annie se réveille dans sa chambre jaune, se lève, s'étire, s'habille chic parce qu'elle a une entrevue aujourd'hui. Puis elle se rend dans la cuisine et se sert son déjeuner habituel : bagel et café. Au moment de prendre sa première journée de café, elle le renverse sur sa blouse... *suit une série d'événements qui découlent de ce dégât*

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Au moment de prendre sa première gorgée de café, Annie le renverse sur sa blouse. La tenue préparée pour son entrevue est gâchée! *suit une série d'événements qui découlent de ce dégât*

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Est-ce que vous remarquez une différence entre ces deux bouts de texte? Aucun des deux n'est digne d'un prix littéraire, mais lequel vous semble le plus efficace? Et pourquoi?

Si vous avez répondu le deuxième et "parce qu'il commence plus près de l'action importante", vous partagez mon interprétation des choses. Je dirais que vous êtes, comme moi, sensible au découpage de l'action, aux scènes d'un récit. 

C'est quoi une scène? Laissez-moi faire un détour par ce qui m'a servi d'école de narratologie : les jeux de rôle. 

Dans les jeux de la compagnie White Wolf (Vampire the Mascarade et Mage the Ascension entre autres), une scène était définie comme un moment où le joueur devait soit jouer minutieusement son personnage (par exemple lors d'un dialogue avec un autre personnage) soit effectuer des lancers de dés en rapport avec ses capacités physiques ou pouvoirs surnaturels. Bref, une scène, c'était le moment où il se passait de quoi. Où on se contentait pas, en tant que joueur, d'écouter le maître de jeu nous raconter qu'on se baladait en voiture à travers la ville endormie. 

Cette unité narrative se transpose parfaitement en termes littéraires : une scène, ça peut être un chapitre ou une section de chapitre (ou une section de nouvelle si vous travaillez le texte court). C'est dans tous les cas, le moment d'une histoire où il se passe quelque chose d'important. Un personnage apprend une information, prononce une parole, pose un geste, subit un événement ou vit une émotion qui seront significatifs dans le dévoilement de leur personnalité ou l'avancement du récit. 

J'ai lu récemment plusieurs romans où les scènes n'étaient pas découpées. Un personnage se levait, déjeunait en jasant avec ses parents, puis allait se balader, regardait un jardin bien paysagé, se faisait attaquer par un voleur et se défendait, puis s'enfuyait... et toutes ces actions semblaient aussi importantes les unes que les autres. L'attaque, le combat, la fuite, ça ne ressortait pas du texte, ça n'avait pas l'air d'un moment fort, car ça occupait autant d'espace que le déjeuner où il ne se passait rien d'important. 

Oui, raconter tous les moments comme s'ils avaient la même importance, ça peut donner, parfois, un "effet de réel"... mais la plupart du temps, ça va juste ennuyer le lecteur, diminuer la tension. 

Un exemple : en règle générale, si votre personnage doit sortir de son bureau et gagner celui de son collègue, le lecteur n'a pas besoin de savoir que, pour ce faire, votre personnage doit tourner à gauche, passer devant la salle de bain, tourner à droite, puis... Il se lève et gagne le bureau de son collègue, point. On raconte ensuite la conversation. Si le trajet jusqu'au bureau est important parce qu'il servira plus tard (par exemple parce qu'un zombi sera en embuscade dans la salle de bain) alors oui, vous devez le décrire. Cependant, si vous voulez que votre lecteur y porte attention, il faudrait éviter d'avoir aussi décrit le trajet entre la chambre et la salle de bain, la maison et le café du coin, le café du coin et le travail, alouette! Quelques détails superflus dans un texte, c'est comme une musique en bruit de fond durant un souper: ça met de l'ambiance et de la vie, mais si vous poussez trop le volume, on ne s'entend bientôt plus penser et on perd la conversation principale. En cas de doute, coupez le son, vous le remonterez plus tard, à petites touches. 

Mon truc personnel pour savoir si j'ai bien découpé mes scènes : si je me retrouve en train d'écrire un passage fastidieux, un bout que je trouve moi-même plate, les chances sont que j'ai mal cadré ma scène. Que je suis en train de raconter des trucs qui devraient se produire dans l'ellipse, dans les blancs entre deux chapitres. Qui se résumeraient aisément en une phrase de flashback. Parce qu'ils servent simplement à faire le pont entre deux scènes. 

Dans ce temps-là, je prends un pas de recul. J'observe mon texte (ou je retourne à mon plan). Je me demande ce que je dois raconter ensuite... et je m'y mets. Sans finir le bout de texte (plate) qui pendouille. Souvent, en écrivant cette nouvelle scène, je trouve les manières de combler les blancs, d'inclure en résumé les informations que j'allais raconter au long. Alors, je retourne en arrière et je coupe les bouts de texte inutiles. Comme on rognerait le décor d'une photo mal cadrée. 

Est-ce que vous comprenez ce que je veux dire?

8 commentaires:

Prospéryne a dit…

Oui tout à fait Sempaï!

Gen a dit…

@Prospéryne : Quand même, semaine prochaine, je vous fais un exemple plus concret! ;)

V. Reed a dit…

Intéressant! J'en prend bonne note. J'espère ne pas trop me rendre coupable d'un vilain découpage, mais j'ouvre l'oeil!

Gen a dit…

Je vais essayer de trouver le temps de faire un exemple plus précis cette semaine ;)

Anonyme a dit…

Tout dépend de ce que votre fiction décrit. Ce que vous cherchez, si j'ai bien saisi votre démonstration, c'est de pouvoir "accrocher" le lecteur avec un arsenal d'artifices qui rendront crédible votre narration.
Si vous n'avez pas une petite idée avant de taper le premier mot, rien ne sert d'aller plus loin, aucun découpage au monde ne pourra rendre la prose plus intéressante.
Une petite idée, voilà le secret ! Après, tout viendra (presque) naturellement, ou plutôt tout vous sera dicté comme par enchantement.
Écrire, c'est comme être possédé par un esprit plus vaste que le votre, un esprit qui fait de vous le premier lecteur de votre texte.
Avez-vous vu ce film "the ghost and Mrs Muir", avec Gene Tierney ? Tout y est magistralement expliqué (pour qui sait voir... les fantômes).

Gen a dit…

@Anonyme : Avez-vous lu l'une de mes cinquantes publications? Oui, j'ai eu une petite idée ou deux, merci! :p

Anonyme a dit…

Ha! Ha! Ha! Ne vous fâchez pas, je disais ça pour vous taquiner un peu. Non, je n'ai pas lu l'intégralité de vos cinquante publications car, voyez-vous, il se trouve qu'il me plait de tout synthétiser pour en arriver à l'essentiel (du genre koan), mais n'y voyez aucun mépris ni dédain, je suis certain que les idées ne vous manquent pas ! Poursuivez votre route sans vous soucier de mes remarques, je ne faisais que passer par là.
Ceci me rappelle ce qu'on rapporte d'Hemingway qui paria avec ses amis de pouvoir écrire un roman en six mote :"For sale, baby shoes, never worn"( à vendre, chaussons bébé, jamais portées). Le septième mot est laissé à l'imagination du lecteur.
Bonne inspiration, farewell !

Gen a dit…

J'essaie vraiment de comprendre ce que vous cherchiez en venant parler de koan à une récipiendaire du prix Canada-Japon ou en citant la micro-nouvelle d'Hemingway que tout écrivant connaît par coeur à une nouvelliste qui a 12 ans d'expérience... Lire la bio ça vous tentait pas avant d'essayer d'étaler votre érudition? #mansplainmeharderdaddy