Ah, les canulars littéraires!
Me semble qu'on a droit à un nouveau à tous les cinq ans.
Mis à part les plus célèbres d'entre eux (comme Romain Gary qui gagna un deuxième Goncourt sous le pseudonyme Émile Ajar), la plupart des supposés canulars littéraires reposent sur la volonté de prouver que les éditeurs modernes sont des incultes qui ne publient que des textes "faciles".
Nous avons eu droit à un nouvel épisode récemment. Un homme a envoyé à 19 éditeurs un roman, paru en 1962, d'un auteur Français nobelisé. Six mois après, il a reçu 12 refus (dont un qui se plaignait de phrases sans fin et de personnages mal dessinés) et 7 silences. Sa conclusion : "Aujourd'hui, c'est le concept de livre jetable qui fait fureur."
Je trouve un peu déplorable que Radio-Canada ait relayé cette histoire sans la critiquer un brin, car plusieurs choses me sautent aux yeux en la lisant :
1- Recevoir un taux de réponse (fussent-elles négatives) de plus de 50% après six mois, dans le contexte actuel du milieu de l'édition, c'est déjà pas si mal. Cela signifie que des lecteurs ont pris la peine de lire au moins une partie du texte.
2- Recevoir une réponse motivée, c'est toujours bon signe : quelqu'un a lu le texte jusqu'au bout. Donc il ne l'a pas rejeté d'amblée sous prétexte qu'il n'était pas "facile". On lui a donné sa chance.
3- Le roman a été publié en 1962, soit il y a 55 ans! Évidemment que le style d'écriture n'est plus au goût du jour! (Les phrases à rallonge, notre monde trépidant les apprécie moins.) Et nos connaissances de la psychologie ayant évolué et s'étant propagées, les chances sont bonnes pour qu'on ne trouve pas que l'auteur dresse un portrait suffisamment juste de ses personnages. (The Rest of the Robots d'Isaac Asimov est paru dans les mêmes années. J'suis pas mal sûre que si Alire en recevait une nouvelle version, ils n'en voudraient pas. Entre autres parce que l'écriture est pénible et que les personnages sont à peine définis!)
4- Le roman ayant déjà été publié (et primé! et l'auteur nobelisé!), les chances sont bonnes pour que les idées soient passées dans l'imagination populaire et qu'elles donnent donc une impression de "déjà lues, déjà vues" à un éditeur, même s'il ne reconnaît pas le texte. Or, les éditeurs cherchent des écrits qui se démarquent, pas qui ressemblent à ce qui existe déjà.
Bref, j'en ai marre de ces supposés canulars qui ne prouvent, tant qu'à moi, que la méconnaissance du milieu littéraire et de la littérature contemporaine de ceux qui s'y livrent.
Non, on ne publierait pas Camus ou Tolkien ou Balzac ou Tolstoï ou Asimov de nos jours. À tout le moins, pas sans une réécriture de fonds en combles. Mais, tant qu'à moi, c'est parce qu'ils vivaient et écrivaient à une autre époque, dont ils étaient le reflet. Ce n'est pas parce que les éditeurs cherchent à imprimer des livres faciles ou jetables (ils rêvent tous que leurs auteurs remportent des gros prix et vendent des milliers de copies pour les siècles à venir). C'est simplement parce que les éditeurs vivent maintenant et qu'ils savent ce qui intéressera le public actuel, car c'est ce qui les intéresse aussi. Je ne crois pas qu'aucun éditeur publie un livre qu'il n'estime pas intéressant et vendeur! Cependant, ce qui intéresse et vend de nos jours n'est pas ce qui intéressait et vendait il y a cinquante ans.
Alors désolez-vous de l'inculture des éditeurs si vous voulez et déplorez un "bon vieux temps" révolu, mais pour ma part je préfère vivre maintenant, écrire maintenant, refléter mon époque et arrêter de penser que c'était mieux avant! (En tant qu'historienne, je vous garantis qu'on vit dans un siècle merveilleux, même si, oui, y'a des trucs qu'on a perdu).
À la limite, si vous voulez vous complaire dans la nostalgie, écrivez à propos d'un habitant de notre époque qui trouve que c'était donc mieux avant, vous ne manquerez pas de public et je suis sûre que les éditeurs le verront! :p Qu'est-ce que vous en dites? ;)
8 commentaires:
C'est exactement ce que j'ai pensé quand j'ai entendu le reportage à la radio!
@M : Merci, j'suis pas toute seule coudonc à trouver ça normal qu'un roman qui a cinquante ans sonne comme une vieillerie aux yeux des éditeurs! (J'me demande si c'est parce que, en tant que lecteurs de SF, on est plus sensibilisés à l'évolution de l'écriture et des propos dans le temps...)
Tu as tellement raison! Et si on transpose le canular dans un autre médium, ça saute encore plus aux yeux! Qui voudrait d'un Rembrant aujourd'hui? Trop réaliste, sans intérêt! Une chanson des Beatles? Simplette et vieux jeux! Citizen kane? Beaucoup trop lent, sopporifique! Et on pourrait continuer comme ça toute la journée!
Le pire, c'est que j'avais lu l'article original sans sourciller... merci de m'y avoir fait réfléchir un peu plus!
@Annie : En effet, dans la plupart des autres médiums, tout le monde trouverait ça normal. Tsé, Marie Curie, de nos jours, ben elle n'aurait pas été une grande découvreuse!!!
Et c'est justement parce que plusieurs personnes ont lu l'article sans sourciller que je voulais en parler. Un moment donné, le complexe du génie incompris ou de l'intellectuel qui ne trouve son plaisir que dans les livres qui ont plus d'un siècle, ça énerve!
Tu fais un tour de la situation très très très pertinent! J'adore! Effectivement, on écrit à la sauce d'aujourd'hui. Tout comme on réinterprète l'histoire avec nos yeux actuels, ce qui fait que l'histoire, c'est très intéressant parce que ça nous en dit beaucoup sur notre époque! :)
@Nomadesse : Hum... pour la partie "on réinterprète l'histoire avec nos yeux actuels", l'écrivaine est d'accord : cette façon de faire nous apprend plein de choses sur notre époque, mais l'historienne ne peut s'empêcher de souligner qu'on est justement pas supposés faire ça! Interpréter l'histoire avec nos yeux actuels, c'est de l'anachronisme ou, pire, du révisionnisme. Il faut tendre à l'objectivité. (Tendre, dis-je, car l'objectivité absolue est bien sûr impossible).
Je parlais bien sûr des fictions historiques! ;)
Ouf! (je n'avais pas du tout recraché mon café par les narines en te lisant la première fois voyons! :p ) Oui, c'est tout à fait vrai! Même si des fois ça m'indispose un peu quand la grille de jugement moderne est trop présente. Après tout, pourquoi situer une histoire dans le passé si on refuse ensuite de l'incarner correctement? Mais bon, autre débât! ;)
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