mercredi 19 juillet 2017

Contrevenir aux attentes des lecteurs (3)

Je continue ma série de billets que quasiment personne ne commente (les deux premiers sont ici et ici), parce que ça me fait du bien de placer tous ces éléments dans ma tête.

J'ai lu énormément dans la dernière année (un peu plus de 110 romans, revues et recueils, ce qui est un record à vie je crois, ma moyenne annuelle de bouquins se situant plutôt autour de 60) et j'ai rencontré plusieurs livres qui prenaient, délibérément, certaines attentes de lecteur à contre-pied.

Parfois, ça fonctionnait. D'autres fois, pas du tout. Enfin, selon moi. Parce qu'on peut supposer que des lecteurs ayant des attentes différentes auraient réagi autrement.

Jusqu'ici, j'ai identifié deux attentes qui me semblent communes à la plupart des lecteurs :
1- établir un lien émotionnel (positif ou négatif) avec les personnages
2- vivre l'histoire

La troisième qui me vient à l'esprit est la suivante : comprendre l'histoire, ce qui inclut l'anticiper et en être surpris.

Comme j'ai dit dans le dernier billet, lire n'est pas un acte passif. En lisant, le lecteur a le temps de penser. Il rassemble des indices éparpillés dans le texte pour comprendre l'arrière-monde, l'intrigue et les personnages. Consciemment ou non, il échafaude des théories et il tente de prédire la suite du récit.

Je crois que le travail le plus difficile de l'écrivain, c'est de donner au lecteur assez d'éléments pour qu'il comprenne le récit, mais ni trop peu (pour éviter de l'embrouiller ou de le mélanger inutilement), ni trop (pour ne pas le noyer sous un déluge d'informations inutiles ou redondantes).

Je ne pense pas qu'on puisse contrevenir à l'envie du lecteur de comprendre ce qu'il lit. Je crois qu'un texte doit contenir ses propres clefs de déchiffrement, qu'il doit "se suffire en lui-même". La clef de l'énigme peut être à la fin du texte, éparpillée tout au long, etc, mais il doit y avoir un moment où le lecteur comprend ce qui se passe.

Parce qu'une partie du plaisir, pour le lecteur, c'est d'anticiper ce qui s'en vient, parce qu'il a résolu un mystère, mis deux indices bout à bout ou reconnu une convention (trope, cliché ou code). Si cette anticipation lui a demandé un certain effort mental, le lecteur en ressentira une grande satisfaction, une espèce de complicité avec l'auteur dont il a deviné les plans. Évidemment, si la conclusion s'impose d'elle-même dès la deuxième page du roman, là peut-être que l'auteur a manqué de subtilité et que les lecteurs seront déçus.

Ou peut-être pas. Car il y a des situations où le lecteur tire profit du fait qu'il en sait, ou croit en savoir, un peu plus que les personnages. Il peut ainsi compatir à leurs malheurs, s'inquiéter pour eux, anticiper leurs réactions. Et partager leur surprise lorsqu'un retournement de situation survient.

Mais attention, car si le lecteur aime être surpris, il apprécie rarement que ce soit parce que l'auteur a "triché", qu'il lui a caché des éléments qu'il aurait dû, selon la logique interne du texte, lui révéler. (L'exemple classique de cette tricherie, c'est l'inspecteur de police qui ouvre un tiroir et qui, soudain, comprend qui a tué Trucmuche... mais l'auteur termine le chapitre sans nous dire ce qu'il y a dans le cr**** de tiroir!). Entre vous et moi, une petite tricherie du genre de temps en temps, ça passe (et même, ça pousse le lecteur à tourner les pages plus vite), mais lorsqu'elles s'accumulent, le lecteur risque d'assumer un rôle passif (voyant qu'il n'a pas toutes les cartes en main, il n'essaiera même plus d'anticiper le récit) et de se désintéresser de sa lecture. (Tant qu'à être passif, autant regarder un film!)

Je crois que, de la même manière que l'auteur doit doser les informations qu'il présente, il doit également soigner sa présentation de ses éléments surprenants. Les revirements sortis d'un chapeau sont rarement bienvenus, mais les retournements préparés à l'avance, annoncés par de petits indices subtils qu'on comprend seulement à rebours, ceux-là, les lecteurs les adorent!

... Ou pas? Suis-je complètement partie dans les nuages? Pensez-vous que le lecteur s'attend à comprendre ce qu'il lit? Qu'il veut, au fil des pages, être capable de l'anticiper, d'en être surpris? Ou alors croyez-vous que la plupart des lecteurs n'ont pas d'objection à se laisser ballotter par les mots comme ils se feraient porter par les images d'un film?

6 commentaires:

Nomadesse a dit…

Non, je crois que tu as raison. C'est très juste ce que tu dis. L'auteur est le partenaire du lecteur, au final, même s'il joue un peu avec nous, on n'aime pas non plus qu'il devienne un criminel en cravate qui va complètement nous avoir parce qu'il a joué sur des éléments qu'il nous était impossible de savoir!

Ton texte a soulevé une interrogation chez moi. Tu parles des films vers la fin comparés aux livres. Les images d'un film ne peuvent-elles pas jouer le même rôle que celles d'un livre?

Gen a dit…

@Nomadesse : Lol! J'aime l'idée de l'auteur-criminel-en-cravate! :p

Oui, c'est sûr, certains films vont nous offrir des montages, des images, qui vont nous forcer à réfléchir (je pense à Memento, à Pulp Fiction, à Sixth Sense ou à d'autres films du genre). Mais reste que c'est pas la majorité des films.

Comme le film est déjà construit (les images et le sons sont fournis), l'écouter reste une expérience plus passive intellectuellement que lire un roman. (D'ailleurs, si je me souviens bien, lire brûle un peu plus de calories que regarder la télé, à cause de l'activité du cerveau qui est plus intense... bon, c'est de l'ordre d'une ou deux calories par heure je crois, mais quand même! ;)

Annie Bacon a dit…

J'ignore ce que le lecteur en pense, mais chose certaine, comme auteur, j'adore utiliser les clichés pour envoyer le lecteur vers de mauvaises conclusions! Hihihi!

Gen a dit…

@Annie : C'est quand même bien, parce qu'en présumant qu'il va aller vers la mauvaise conclusion, ça veut dire que tu lui permets d'anticiper les choses! :) (Moi aussi j'aime bien manipuler mon lecteur! héhéhéhé!)

Philippe-Aubert Côté a dit…

N'est-ce pas dans la nature même d'un revirement d'avoir l'air "sorti d'un chapeau", d'être surprenant, "tadaam!"? Si ce revirement n'enfreint pas le récit qui le précède, il me semble qu'il n'y a pas de problème. L'auteur n'a pas à livrer d'indices qui permettent au lecteur de déflorer un revirement si le récit en amont n'exige pas que ces indices soient livrés. C'est l'intérêt d'avoir un narrateur aligné sur des personnages point-de-vue qui ne savent que ce qu'ils ont pu voir et que ce que les autres leurs disent (y compris des mensonges qui vont les embrouiller, et le lecteur avec).

Certes, je me souviens qu'on ressasse souvent cette règle du polar de Borges (je crois?) qui dit qu'un récit policier doit contenir tous les indices pour que le lecteur puisse découvrir le criminel avant le détective, mais je me demande en quoi est-ce une loi inviolable? Dans la vraie vie, il y a des situations où on ne peut y voir clair :-p Les règles, c'est fait pour être contourné (insérer visage de diable ici) :-p

Gen a dit…

@Phil : Oui, oui, tout à fait. Là où j'ai du mal, c'est quand un personnage POV n'a pas partagé des indices qu'il connaissait avec le lecteur, alors qu'il aurait dû/pu et qu'on apprend ensuite, que TADAM, il le savait! Et donc TADAM! revirement impossible à prévoir. Dans ce temps-là, ça m'énerve.

Et sinon, en effet, les règles sont faites pour être contournées, mais faut y mettre les formes un peu!