mercredi 5 décembre 2018

Direction littéraire (2) - Cohérence interne

Maintenant qu'on sait grosso modo, théoriquement, de quoi il retourne quand on parle de direction littéraire, la question suivante est : concrètement, ça prend quelle forme ce travail sur le texte?

Et c'est là que mon exposé se complique.

Y'a la réponse littérale : ça prend la forme d'un document avec un tas de questions et de changements proposés en commentaires et/ou en suivi des modifications.

Et y'a la réponse réelle : ça dépend du texte, du public visé et du directeur littéraire.

Tous les textes n'auront pas les mêmes faiblesses. Tous les directeurs n'accorderont pas la même priorité aux différents éléments. Et on ne travaillera pas une histoire absurde de la même manière qu'un récit de science-fiction, une nouvelle jeunesse comme un roman pour adulte, un poème comme un récit, etc. C'est peut-être pour ça que la notion de direction littéraire reste très obscure. J'ai travaillé avec une quinzaine de directeurs littéraires différents à ce jour et aucun n'avait la même approche.

Cependant, il y a des points communs, qui feront l'objet de ce billet et des suivants. Notez toutefois que je vais vous présenter ces points les uns après les autres, dans un ordre que j'espère logique, mais, dans la vraie vie, les directeurs auront tendance à renvoyer des commentaires sur tous ces aspects-là en même temps, entremêlés les uns aux autres!

La première chose qu'un directeur littéraire devrait observer au sujet d'un texte, c'est sa cohérence interne. C'est-à-dire que le récit doit se dérouler en accord avec les règles qu'il présente ou qu'on peut supposer.

C'est l'étape que je résume souvent en disant "Est-ce que le revolver laissé dans un tiroir au chapitre 2 apparaît dans la poche du personnage au chapitre 4?". Ou, si vous préférez une sauce fantasy : "Est-ce que votre personnage capable de jeter un sort de lévitation restera stupidement au fond du trou où il sera tombé?" Ou encore, façon SF, "Comment justifier la survivance d'un système économique capitaliste si on a découvert une technologie permettant de créer de la nourriture et de l'énergie à partir de rien?"

Évidemment, il s'agit là d'erreurs grossières de cohérence. Souvent, celles-ci sont plus subtiles.

Par exemple, l'auteur a imaginé un personnage principal timide, mais au milieu du texte, il change brusquement de personnalité et devient un meneur d'hommes aux discours inspirés et inspirants. Oups... Le directeur l'invitera probablement à corriger le début du texte (pour éliminer la timidité du personnage, ce qui changera ses actions et réactions et demandera sans doute la réécriture de plusieurs scènes) ou à trouver une maudite bonne explication  pour justifier ce changement de personnalité (explication qu'il faudra mettre en scène) ou alors à éliminer les discours ou, à tout le moins, à raconter que le personnage est malade avant ou après ses allocutions.

Parfois, les questions de cohérence sont primordiales et exigent une réécriture en profondeur du texte. D'autres fois, elles seront plus accessoires et se corrigeront en une phrase ou deux, sans toucher au gros de l'intrigue.

En tant qu'auteur, les problèmes de cohérence, même cosmétiques, sont souvent les plus douloureux à corriger, car ils touchent au fond du récit, à l'histoire telle qu'on l'avait imaginée. Toutefois, comme ils peuvent affecter la capacité d'un lecteur à croire en notre récit, ils ne peuvent pas être écartés.

D'ailleurs, je transpire depuis un an sur la réécriture de mon roman policier justement parce qu'il souffrait d'un problème de cohérence interne associé aux motivations de mon "méchant". J'ai trouvé une solution, mais qui exige que je retouche toutes les scènes du roman!

8 commentaires:

Prospéryne a dit…

«En tant qu'auteur, les problèmes de cohérence, même cosmétiques, sont souvent les plus douloureux à corriger, car ils touchent au fond du récit, à l'histoire telle qu'on l'avait imaginée. »

BOUHOUHOUHOUHOUHOUHOU!!!!!!!

(Tu as raison)

Julie-Anne a dit…

Bonjour!
Je suis ton blogue depuis ses débuts sans jamais avoir commenté, mais aujourd'hui ce billet m'a interpellée d'une façon particulière. J'écris moi-même, savoir avoir publié, et quand je bloque et me tire les cheveux pour une question de cohérence interne dont je me rends compte moi-même, mon chum ne comprend absolument pas, surtout lorsqu'il est question de science-fiction. Selon lui, un texte de science-fiction, puisque "impossible", ne devrait pas tenir en compte de la cohérence interne, puisque tout peut arriver dans un tel monde hypothétique ! Explication que je trouvais absurde mais à laquelle j'étais incapable de répondre.
Maintenant, je pense que je vais lui montrer ton billet.
Merci de me fournir des arguments, haha :)

Gen a dit…

@Prospéryne : Mais avoue que, une fois cette douleur passée, corriger un problème comme ça, ça peut transformer un texte, sans pourtant toucher aux actions importantes de l'intrigue, et l'amener à un autre niveau! ;) (Je connais un texte en particulier qui est devenu 300 fois plus touchant! ;)

@Julie-Anne : Ah ben, bonjour, lectrice invisible! :)

"un texte de science-fiction, puisque "impossible", ne devrait pas tenir en compte de la cohérence interne, puisque tout peut arriver dans un tel monde hypothétique" Aaaarrrggg! Non! Au secours! J'ai mal!!!!!

:p (ok, je me calme)

C'est malheureusement une idée courante, mais absolument fausse.

J'veux dire... disons que dans ton monde de science-fiction les gens peuvent se promener dans l'espace sans scaphandre (allo Star Trek), ce ne serait pas normal que, tout un coup, parce que tu veux le ralentir, ton personnage prenne le temps d'enfiler son scaphandre avant de sortir. Ce ne serait tout simplement pas logique.

Bref, ton instinct était bon : un monde, même imaginaire, doit obéir à ses propres règles.

Par contre, comme il est imaginaire, tu peux parfois tordre les règles, réécrire le début du texte pour en ajouter ou en éliminer une, inventer une technologie de plus, etc. (Le danger, c'est que ce soit trop visible que tu rajoutes une exception ou un gadget juste pour te sortir de la merde! hihihihi! tout l'art est alors d'intégrer ça harmonieusement).

Contente de te servir des arguments pour contredire ton chum. :p

Annie Bacon a dit…

Tu dis: "dans la vraie vie, les directeurs auront tendance à renvoyer des commentaires sur tous ces aspects-là en même temps, entremêlés les uns aux autres" et c'est très vrai, du moins dans les directions littéraire que j'ai rencontreé, et je me demande justement depuis un bout s'il ne serait pas plus efficace de faire un premier tour de direction littéraire qui serait uniquement sur la cohérence, puis un deuxième qui serait uniquement sur le style littéraire. Dans un monde complètement idéal, ce serait même deux directeurs littéraires différents (ayant chacun la force appropriés) qui ferait les deux passes, puisqu'il s'agit de forces très différentes.

Gen a dit…

@Annie : Quand la cohérence demande trop de travail, ça va arriver qu'un directeur littéraire s'y attaque lors d'une première passe, en donnant aussi quelques pointeurs au sujet du reste, mais sans entrer dans les détails (je l'ai souvent fait pour des textes pour Brins d'Éternité). Le problème de cette approche, c'est que ça ralentit le travail (parce qu'il faudra alors plusieurs aller-retour de fichiers).

Et non, une fois qu'on commence à modifier un texte, je crois qu'il faut un seul directeur littéraire, une seule vision cohérente. (Sinon, l'auteur pourrait se retrouvé tiré dans plusieurs directions, même si, en théorie, le deuxième ne touche pas la cohérence, etc). Par contre, normalement, l'éditeur devrait t'avoir assigné un directeur dont les forces corrigent tes faiblesses.

Prospéryne a dit…

Je commence sincèrement à me dire que c'est quand tu éprouves cette douleur que tu débutes vraiment comme auteur(e).

Gen a dit…

@Prospéryne : Je le crois aussi! Et avec le temps, t'en fais pas : tu vas être capable de te l'auto-infliger en grande partie! :p (ça fait pas moins mal, mais y'a pas de témoin! hihihihi!)

Prospéryne a dit…

Ça aussi, je commence à me le dire! ;)