lundi 29 juin 2015

J'ai (enfin) compris et ça m'énarve

Il fut une époque pas si lointaine où, écrivaine débutante et naïve, j'avais rédigé un manuscrit comportant deux narrateurs au "je" qui alternaient.

À l'époque, ma directrice littéraire (la Grande Dame en personne) m'avait dit que ce n'était pas une bonne idée. Qu'outre l'artificialité intrinsèque d'une narration au "je" dans un roman d'action (s'cusez les mots à 10$ je perds l'habitude d'écrire des billets de blogue), l'alternance des "je" risquait d'égarer le lecteur.

Dans le temps, j'avais pensé que, franchement, ça prenait pas grand chose selon elle pour perdre le pauvre lecteur. Mais j'avais repris mon manuscrit et j'avais fait passer la narration à un "il" fortement aligné.

Et j'avais adoré le résultat!

Cinq ans plus tard, je suis en train de lire un roman acclamé. Un roman pas mauvais du tout, mais qui comporte plusieurs narrateurs en "je" qui alternent.

Et ça m'énarve!

Parce que, à présent, je comprends où ça grince.

Premier problème : en cours de lecture, on oublie facilement le nom et les caractéristiques du narrateur, puisque le prénom ne nous est presque jamais donné et que les descriptions sont souvent faites dans un chapitre voisin, par la voix d'un autre narrateur.

Deuxième problème : si on arrête la lecture au milieu d'un chapitre, il faut souvent revenir au début pour relire l'identification du narrateur en tête de chapitre. Ça gosse. (Je me rattrape pour l'intrinsèque de tantôt...)

Troisième problème : les changements de "je" me rappellent constamment que je suis en train de lire. Je ne peux pas m'immerger dans l'histoire, oublier le papier et me laisser porter par les mots. Je dois être attentive. Un chapitre commence : c'est qui le narrateur là? c'est-tu un nouveau lui?

Quatrième problème : normalement, quand on écrit au "je", c'est pour que le lecteur puisse s'identifier au narrateur, vivre dans sa tête. Mais quand les têtes sont multiples, l'identification est difficile à faire et le lecteur doit "déménager" trop souvent.

Cinquième problème : pour pallier au problème des "je" qui pourraient mélanger le lecteur, les auteurs ont tendance à essayer de doter les divers narrateurs de leur "voix" distinctes. Certains ont le tour et arrivent presque à racheter ainsi les autres problèmes (c'est plus facile si le nombre de narrateur est limité), mais d'autres l'ont juste pas et le procédé semble aussi naturel qu'un tapis gazon.

Bref, après cinq ans d'ateliers et de direction littéraire, sans oublier énormément de lectures, j'en suis venue à me dire que la Grande Dame avait raison. Les narrateurs multiples en "je", c'est rarement une bonne idée.

13 commentaires:

Luc Dagenais a dit…

Analyse intéressante. Pourquoi dis-tu que la narration au « je » est intrinsèquement artificielle comme si les autres types de narrations ne l’étaient pas (ou moins), par contre? Oh, et si c’est pas trop indiscret, on peut savoir ce que tu lis présentement? :)

Gen a dit…

Je te parlerai du roman autour d'une bière! ;)

Pour la narration, c'est simplement qu'un "je" qui se regarde agir et qui décrit par le menu toutes ses actions, ça finit par être weird. On ne pense pas tant que ça quand on agit (genre quand tu ouvres ta porte, tu penses pas "je tourne la poignée et je pousse le battant, tu le fais, c'est tout). Entk, c'est l'explication de la Grande Dame et avec le temps, elle fait du sens.

Prospéryne a dit…

Ben là, tu peux pas nous parler d'un livre sans nous dire c'est quoi quand même! :P

Shadow_x99 a dit…

On dirait que tu décris Game of Thrones... À chaques chapitre un nouveau narrateur... Après 3 livres, j'en avais ma claque.

Gen a dit…

@Prospéryne : Viens prendre une bière! ;)

@Shadow : Euh, Game of Thrones n'est pas au je. Pour la multiplication des personnages, ben c'est plate si ça te dérange, mais dans le contexte, ça se justifie.

Claude Lamarche a dit…

J'aimerais bien avoir des exemples, moi aussi.
Sinon des titres de livres, au moins quelques paragraphes d'un 'je' et un autre au 'il'.

Gen a dit…

@ClaudeL : J'ai moins vu de cas de "je" multiples en littérature générale, alors j'ai pas vraiment d'exemple à te donner que tu risquerais d'avoir lu...

Pour ce qui est du paragraphe en "je" vs en "il" :

Je m'approche sans bruit de la porte, pose la main sur la poignée, tourne et pousse. La porte s'ouvre sur ma chambre. Les murs roses ornés des affiches de mon chanteur préféré, Truc Muche, semblent identiques à mon souvenir...

VS

Karine s'approche sans bruit de la porte, pose la main sur la poignée, tourne et pousse. La porte s'ouvre sur sa chambre. Les murs roses ornés des affiches de son chanteur préféré, Truc Muche, semblent identiques à son souvenir...

Est-ce que tu remarques pourquoi je dis que le premier est artificiel? Si tu entres dans ta chambre, as-tu besoin de te parler à toi-même de la couleur des murs et des cadres qui s'y trouvent? Non, tu penserais tout simplement "la pièce est comme d'habitude", mais là, pour donner un minimum d'info au lecteur, on triche. Une fois ou deux, c'est pas si mal, mais sur tout un roman, ça peut devenir très lourd. En plus, avec la version en "il/elle", on a le prénom du personnage, on lui donne peut-être déjà un visage à cause d'une Karine qu'on connaît. Et un narrateur qui détaille les gestes d'un personnage qu'il observe, c'est moins bizarre qu'un "je" qui décortique tous ses mouvements.

Shadow_x99 a dit…

@Gen: Je suis bien au courant que Games of Thrones c'est pas au "Je", mais cependant, le sentiment de devoir être super attentif (donc on se laisse pas emporter par le texte), et de devoir retourner au début du chapitre pour être sûr de quel personnage il sagit, est-ce un nouveau, est-ce un vieux, etc, C'est du pareil au même. C'est peut-être un exercice de style "cool" pour GRR Martin, mais pour moi, il m'a guéri :P

Gen a dit…

@Shadow : Euh... Ah bon. J'suis absolument pas d'accord, mais si tu n'as pas de plaisir de lecture, tu fais bien de laisser tomber.

Guillaume Voisine a dit…

D'accord pour les narrateurs multiples au "je". Mais bon, ça peut être considéré comme un défi narratif, et pas nécessairement comme une tare. Comme tu le soulignes, cependant, le défi n'est toujours pas relevé avec brio.

Moins d'accord pour le fait que la narration au "je" est intrinsèquement artificielle. Je trouve que tu triches un peu avec ton exemple en commentaire: le problème que tu soulèves est réel, mais résulte surtout de la conjonction du "je" et du présent. Avec le passé, ça peut très bien fonctionner, et ça évacue complètement le fait que le personnage se regarde agir: il raconte, tout simplement.

Guillaume Voisine a dit…

(Gneh : "pas toujours" plutôt que "toujours pas". Genre)

Gen a dit…

@Guillaume : Attention, j'ai spécifié que c'était artificiel dans le cadre du roman d'action (ou avec des descriptions centrées sur l'action). C'est sûr qu'au passé, ça se prend mieux... jusqu'à un certain point. Parce que full action raconté au passé simple "Je lui décochai un coup de pied dans les dents, esquivai son attaque et..." ça donne un peu mal au cœur. Au passé composé, par contre, pas de trouble. Ou une histoire très atmosphérique au "je" présent ou passé simple, pas de problème non plus.

Guillaume Voisine a dit…

Je pensais spécifiquement au passé composé, j'aurais du spécifier :)