jeudi 12 avril 2012

L'illusion du format désuet

Je suis tannée, avec la venue des lecteurs numériques, de lire souvent sous la plume "d'experts" que "la littérature va devoir s'adapter pour survivre", que "le format va devoir changer" que "le livre s'écrira autrement". Et on sous-entend, bien sûr, "tout de suite, maintenant".

Que veulent-ils au juste comme changement? Des histoires plus courtes? Interractives? Des bandes sons? Toutes ces réponses? Entre vous et moi, je soupçonne qu'ils n'en ont aucune idée. Mais si des écrivains ont envie de s'essayer, d'écrire spécifiquement pour les nouveaux supports de publication, laissons-les faire, on verra bien si les lecteurs suivent.

Parce qu'il ne sert à rien d'appeler le changement à grands cris. Le changement, il a déjà eu lieu. Et je ne comprends pas pourquoi les soit-disant "experts" entretiennent l'illusion que la littérature est un format artistique immuable et désuet.

Peut-être parce qu'ils n'ont jamais lu les premiers romans de l'humanité? (L'épopée de Gilgamesh, L'Illiade, L'Odyssée). Ils verraient bien qu'à l'époque où les histoires se composaient de vive voix, phrases et actions n'étaient pas structurées de la même façon.

Peut-être parce qu'aucun d'entre-eux n'a lu de romans médiévaux, de feuilletons du 18e siècle, de grands classiques littéraires du siècle dernier? Ils ne pourraient pas manquer de constater, en se perdant au détour d'une phrase à rallonge ou dans une enième répétition moralisatrice, que l'art du récit écrit a bien changé avec les années. Et que, étonnamment, c'est à l'époque où il fallait former les lettres une à une, à la plume, qu'on écrivait les plus gros pavés!

L'art du récit va sans doute changer à nouveau, tranquillement, insensiblement. S'adapter aux nouveaux formats, à l'évolution des goûts, aux dernières modes. Parce que, dans 300 ans, même si l'humain est devenu un cyborg ultra-connecté ou un rescapé d'une guerre nucléaire, il y aura encore des individus bizarres parmi eux qui prendront plaisir à inventer des histoires. Et d'autres qui aimeront se faire raconter des aventures dont ils doivent imaginer le son, les odeurs et les images. Ces récits, on les notera avec de petits symboles lourds de sens ou on les apprendra par coeur, afin de ne pas les perdre ou les oublier.

Au milieu de toute cette supposée révolution technologique, ça reste le plus important, vous trouvez pas? ;)

16 commentaires:

Prospéryne a dit…

Gen! Je t'adore! Tout à fait juste comme commentaire!

Gen a dit…

@Prospéryne : Fallait que je proteste contre tous ces oiseaux de malheur qui annoncent la mort de la littérature... sans savoir que, justement, c'est un truc vivant, qui change et évolue.

Joe_G a dit…

En comic dessiner pour du 11"x17" perd peu à peu sont importance.

J'imagine que tu vas devoir t'y mettre et écrire en 9 1/2" X 7 1/2" ?

Philippe-Aubert Côté a dit…

Yé! J'applaudis de toutes mes griffes! :-)

J'ai souvent eu l'impression -- mais il suffit que je le mentionne publiquement pour que soudain plusieurs contre-exemple soient mis en évidence -- que les ayatollahs du changement littéraire que je rencontre sont surtout des *amateurs de gadgets* -- le genre à avoir le dernier iphone avant tout le monde même s'ils n'en ont pas besoin -- et qu'ils ont avec le livre, une expérience négative. Il y a cependant un pas entre avoir des problèmes avec les livres et en faire une sorte de "tendance universelle vers le changement"...

Gen a dit…

@Joe : C'est sûr qu'avec les nouvelles technologies, la mise en page fout le camp. Les auteurs qui avaient l'habitude de jouer avec vont se retrouver le bec à l'eau. Mais bon, c'est ça l'évolution! ;)

@Phil : J'ai la même impression que toi au sujet des amateurs de gadgets. J'ai dans ma connaissance de grands apôtres de la liseuse et du Ipad qui ne semblent pas se rendre compte que quand on lit 2 livres par année ou qu'on a besoin d'un ordinateur puissant, ces outils ne sont pas appropriés!

Mathilde a dit…

Pour avoir traîné souvent dans des colloques sur le livre et les "humanités digitales" (qui est sans doute une des pires traductions de la planète avec son petit copain "littératie", qui se tient souvent dans les mêmes bouches), je constate que la plupart des gens qui craignent la fin du livre ou qui la défendent avec force ne voient pas que tous les récits et textes ne se prêtent pas bien à tous les supports. Oui, un roman papier c'est encore l'idéal quand tu vas à la plage et un recueil de poésie électronique c'est bizarre, mais une encyclopédie c'est par définition destiné à devenir de plus en plus gros et à devenir de moins en moins pratique pour un support papier. Le débat a tendance à se situer, pour une raison qui m'échappe, dans le domaine de l'expérience personnelle de texture du papier/aspect pratique des gadgets, ce qui se situe plutôt au ras des pâquerettes et où on compare des éléments de nature différente. Si ça t'intéresse, le truc le plus brillant et nuancé que j'aie entendu sur le sujet (parmi une vaste mer de platitudes et un nombre plutôt restreint de bonnes communications, dois-je dire) a été filmé et se trouve ici, c'est la communication de Frédéric Kaplan : http://www3.unil.ch/wpmu/digitalera2011/deroulement/

Gen a dit…

@Mathilde : Merci pour le lien. En effet, le débat tend à rester au ras des paquerettes.

Et pour les dictionnaires, les encyclopédies et les ouvrages de référence (surtout ceux qui doivent être mis à jour régulièrement), le format électronique me semble effectivement un must. Je pense à tout ce qu'on traînait dans nos sacs pendant notre bacc et aux maux de dos qu'une liseuse nous aurait évités!

Mais j'aime l'idée de la liseuse électronique à la plage. Lol! Une arme originale pour un meutre dans une nouvelle policière!

(Et moi qui aime lire dans mon bain, c'est encore pire! ;)

Mathilde a dit…

Que de mauvais souvenirs de transport d'ouvrages de référence ! J'ai découvert récemment qu'il y avait une application Liddle and Scott pour Iphone. Le Gaffiot et le Bailly n'y sont pas encore, mais on peut espérer que ce sera le cas un jour. Quand je pense que je transportais tout ça à toutes les semaines !
Mais l'idée de Kaplan, c'est de comprendre qu'une encyclopédie et un roman, ce n'est pas la même technologie et ça ne répond pas aux mêmes impératifs. Mettre un livre en pdf, c'est pas ben ben innovateur ni intéressant. Le seul roman qui gagnerait pas mal à devenir électronique, c'est le roman dont vous êtes le héros, et en version électronique, ça s'appelle un jeu vidéo et ça existe déjà. D'ailleurs, je me demande s'il y a eu une baisse des ventes des romans dont vous êtes le héros
dans les années 90 avec la multiplication des jeux de plus en plus accessibles...

Gen a dit…

@Mathilde : Oui, mais les tenants de "le livre va mourir" ne comprennent pas les impératifs du roman. Je suppose que ça les étonne encore que le roman ait survécu au cinéma et à la télé! lolol! ;)

Et oui, les livres dont vous êtes le héros ont perdu de la popularité avec la montée des jeux vidéos. Annie Bacon (blogue Roman jeunesse, dans mon blogroll) a déjà discuté de la possibilité de le remettre au goût du jour sur les liseuses en le personnalisant, mais on se heurte au même problème : est-ce que ça pognerait vraiment? Quand on voit l'offre de jeux vidéos, on se demande si ces livres-là auraient encore un public.

Mathilde a dit…

Et les tenants de "le livre va mourir" sont sans doute les mêmes qui disent que la tradition orale est morte avec Platon et qui ne voient absolument pas le rapport entre une soutenance de thèse et la valorisation de l'évaluation orale.
Le post d'Annie Bacon est vraiment intéressant, parce qu'il montre où se trouve la difficulté à bien cerner la notion d'oralité : n'est pas oral tout ce qui est transmis par la parole (enregistrée ou non) mais bien tout ce qui est transmis dans un cadre de performance où l'auditeur et le contexte jouent un rôle aussi essentiel que celui du conteur. La tradition écrite suppose surtout l'instauration d'une distance entre le lecteur et l'auteur, qui est garantie par le caractère fixe du livre. Il peut y avoir une tension dynamique entre les deux (la lecture en commun d'un livre, la mise en scène d'une pièce de théâtre écrite, l'enregistrement d'un conte, etc.) mais le livre, dans son principe, élimine l'interaction entre l'auteur et le lecteur, comme le fait le cinéma et la télé (et ce pourquoi Dallas n'est pas tout à fait comme Homère, parce que le téléspectateur ne peut rien faire pour influencer le cours du récit). Sur quoi, je retourne à la préparation de ma soutenance sur ce sujet !

Isabelle Simard a dit…

LOL! On lit beaucoup mieux dans le bain, car le mouvement pour tourner les pages est minime (une pression du pouce). Je lis avec une liseuse depuis 2 ans dans le bain et aucun accident (et je ne compte pas le nombre de magazine "scrap" tomber dans la flotte!)

Je suis d'accord les débat sont moches et pourtant, ceux qui tiennent le fort pour la version papier, deviennent plus mous quand il ont vu mon Kindle et la quantité de livres qu'il contient.
Les "je-sais-pas-comment-tu-fais-pour-lire-la-dessus" fondent comme neige au soleil quand ils voient l'écran à l'encre et la possibilité de jouer avec les caractères.
Comme dans tous les débats, ceux qui jappent le plus fort sont ceux qui parlent de choses qui ne connaissent pas.

Isabelle Lauzon a dit…

Super billet! Je te donne une "bine" sur l'épaule, c'était bien tourné et... tout à fait d'actualité! Qu'on se le dise, la littérature n'est pas prête de disparaître... Peu importe la forme qu'elle prendra avec le temps! :D

Gen a dit…

@Mathilde : J'ai soudain une nostalgie de nos soirées au Grimoire!!! Lol! :) Tu soulèves d'excellents points, évidemment, avec cette notion de distance. En effet, le roman, le film, la série télé, ce sont des produits finis, contrairement au jeu vidéo (qui change selon les actions du joueur) ou le texte conté (où là le texte change selon l'auditoire ET selon les envies du conteur). D'ailleurs, je découvre peu à peu la communauté des conteurs québécois (bon, Éric Gauthier, surtout). Et en effet, leur art n'est pas mort et il est bien différent de l'écriture. C'est un autre pan de la littérature. :)

@Isabelle : Euh, mais si tu échappes ta liseuse dans le bain, ne risque tu pas de scrapper TOUTE ta bibliothèque? (Et là je mentionne pas le risque, minime, oui, oui, je sais, d'électrocution)

De toute façon, mon point était pas pour ou contre le papier. Mon point était : le livre est en constante évolution depuis des millénaires. La liseuse, c'est juste un pas de plus. Ça tuera pas le livre, ça le rendra pas soudainement attrayant pour ceux qui aiment pas lire. Donc sacrez patience aux écrivains et laissez-nous écrire en paix! lol!

@Isa : En effet, je vois pas pourquoi quelque chose qui existe depuis grosso modo 7 000 ans disparaîtrait soudainement parce qu'on a inventé une nouvelle bébelle! ;)

Vincent a dit…

Pas pour jeter de l'huile sur le feu et je vois bien qu'on parle de 2 choses bien différentes mais n'empêche: certains bidules ont remplacés des choses en fonction depuis des milliers d'années. L'humain a domestiqué le cheval il y a combien de millénaires? (quelques dizaines probablement) Depuis que l'humain a inventé la machine, où est le cheval?

Mathilde a dit…

Tiens, l'évolution du livre, ça me rappelle ceci :
http://www.youtube.com/watch?v=pMf8DhEea1w

Ce qui va tout à fait dans le sens de ta remarque Geneviève : il n'y a pas plus de différence entre un livre papier et un pdf qu'entre un rouleau de parchemin et un codex. Le contenu ne change pas, seulement l'utilisateur fait toujours obstacle à la transformation du support.

@Vincent : c'est exactement ce que dit Kaplan dans sa conférence. La différence entre une voiture et un cheval, c'est probablement que si tu pars en campagne militaire et que tu manques de nourriture, tu ne peux pas manger la voiture. Le cheval est beaucoup plus multifonctionnel. Idem pour le livre : tu peux toujours utiliser une page pour te rouler un joint (l'exemple ne vient pas de moi mais d'Umberto Eco), chose que tu ne peux absolument pas faire avec ta liseuse. La machine, c'est quelque chose qui ne peut pas servir à autre chose que ce pour quoi elle a été conçue.

Gen a dit…

@Mathilde : LOLOL! J'ai toujours adoré ce clip! Et j'adore aussi l'exemple de la voiture qu'on peut pas manger en cas de famine! :p

@Vincent : Oui, le cheval a été remplacé par la voiture en tant qu'outil pour combler le besoin "déplacement". Mais que livre électronique remplace le livre papier, le besoin "se faire raconter une histoire dont on imagine une partie" sera toujours le même.

Et moi je vais me garder une copie papier en cas de crash du système... ;p