vendredi 4 juin 2010

C'est quoi un narrateur absent?

Hier, j'ai parlé du narrateur absent (allez voir : c'est juste en dessous). Suite à ce billet, on m'a posé plusieurs fois la même question : c'est quoi un narrateur absent? (La plupart l'ont fait par courriel, preuve que Pierre est le plus courageux de mes lecteurs... Hihihihi)

J'explique donc (mais gardez à l'idée que je suis loin d'être une experte de la question). Le narrateur absent, c'est celui qui décrit sans prendre parti, sans adopter un point de vue plutôt que l'autre, comme si la scène était un tableau ou quelque chose qui était observé à vol d'oiseau. Il n'entre pas dans la tête des personnages ou, s'il le fait (et s'éloigne ainsi un peu du narrateur absent classique), il n'explique pas les raisons des sentiments qu'il décrit. Il est neutre, descriptif, point. Je vous donne un exemple :

L'homme et la femme se regardent, de part et d'autres de leurs cafés refroidis. Elle se mord les lèvres. Il se penche vers elle, pose la main sur la table, paume vers le haut. Elle jette un coup d'oeil à cette main, en enroulant nerveusement une mèche de ses longs cheveux autour de son annulaire gauche. Une fois. Deux fois. Il lui sourit, mais cela semble un peu forcé. Trois fois. Elle attrape vivement son sac à main, bondit sur ses pieds.
- Non, je ne peux pas, jette-t-elle en s'éloignant.

De quoi ont-il parlé? Que voulait l'homme? La narration n'en dit rien, mais vous imaginez sans doute déjà un scénario. Si vous êtes observateurs, vous avez au moins un indice : la conversation a dû durer, puisque je précise que les cafés se sont refroidis. Si vous faites dans le symbolisme, vous avez peut-être aussi noté que la femme enroule ses cheveux autour de son annulaire gauche, doigt où on met les alliances. Ce doigt est-il mentionné par hasard?

Hé bien non, sans doute pas (pas du tout en fait, mais je triche : je le sais parce que j'ai écrit le texte...). Avec le narrateur absent, l'auteur doit subtilement orienter le lecteur, le pousser à croire une chose plutôt qu'une autre, afin que le récit reste cohérent. Évidemment, il peut donner beaucoup d'indices à travers les dialogues. Ici, j'utilise même un adverbe (nerveusement) qui nous fait entrer dans la tête de la femme, mais en nous donnant seulement son état d'esprit, pas ses motivations. Cependant, il est aussi possible de recourir aux symbolismes et aux lieux communs pour pousser le lecteur à penser d'une façon plutôt qu'une autre.

Dans la nouvelle dont je parlais hier,  Les sept ponts de Mishima, quatre personnages tentent d'accomplir un rituel supposé exaucer l'un de leur voeu. L'auteur décrit l'un des personnages comme étant laid, bizarre, d'abord désagréable. À la fin du récit, comme il est le seul à voir réussi à accomplir le rituel et qu'il refuse de révéler son voeu, on le soupçonne invariablement d'avoir souhaité l'échec des trois autres personnages... pourtant, rien dans la narration ne nous permet d'en être sûr!

C'est ce genre de tour de force qui m'impression avec le narrateur absent. Vous voyez pourquoi à présent?

Addendum
La seconde question qu'on m'a posée hier c'est : y a-t-il des textes écrits avec ce narrateur-là au Québec? Je ne me souviens pas en avoir lu, alors je fais un appel à tous!

22 commentaires:

Vincent a dit…

Est-ce qu'on va avoir la suite de l'histoire? :P

Gen a dit…

Possible. J'ai pondu ça "on the fly", mais j'aime bien :)

Vincent a dit…

"Sur la mouche"? :P (Dur vendredi...)

Pat a dit…

Ce n'est pas de la littérature québécoise (c'est quand même plus connu que Murakami!), mais, dans mon souvenir, Des souris et des hommes de John Steinbeck utilise le narrateur absent.

De façon moins poétique que nos amis japonais, mais le principe est le même.

Toutefois... Des souris et des hommes, à l'origine, était sensé être une pièce de théâtre. D'où l'absence de narrateur...

M'enfin!

Michel Gingras a dit…

C'est vrai que les romans québécois sont souvent à la première et troisième personne. Il serait intéressant de savoir s'il existe des romans québécois avec le narrateur absent. Jean Pettigrew de chez Alire pourrait probablement nous le dire. Toutefois, écrire au narrateur absent pour un de mes prochains textes pourrait s'avérer être un bon exercice de style.

ClaudeL a dit…

Un petit cours d'université ce matin?
Pour ceux et celles à qui ça tente de retourner sur les bancs de l'école: écrire narrateur absent ou narrateur personnage dans Google, vous aurez de quoi avoir le goût, comme moi, de faire l'école buissonnière!

Donc pour ta réponse au sujet du narrateur absent dans la littérature québécoise: faudrait demander à un professeur ou à un étudiant qui aurait étudier la question. Sûrement, mais à 100% absent, doit pas être facile. Déjà dans "il lui sourit, mais cela semble un peu forcé", comment le narrateur peut-il savoir que le sourire est forcé s'il est absent? Mais je laisse ce genre d'analyse à d'autres.

En passant, je pense que je la ferais bondir d'abord sur ses pieds et au vol attraper son sac à main, non?

Gen a dit…

@Pat : Ah oui, de fait, "Des souris et des hommes" a un narrateur plutôt absent dans mon souvenir! :)

@Michel : Bon, faudra que je coince Jean Pettigrew dans un coin au prochain salon du livre ;) Et oui, c'est un excellent exercice de style. Cela dit, si tu veux avoir l'air de raconter quelque chose de cohérent qui n'a pas l'air d'une pièce de théâtre ou d'un dialogue vide, tous les détails comptent. Il faut vraiment arriver à créer des images, des impressions... vraiment pas évident.

Gen a dit…

@ClaudeL : En effet, y'a de quoi s'amuser avec cette recherche Google! :)

Cependant, le narrateur absent n'est pas nécessairement incapable de faire des observations. Normalement, il n'est juste pas capable d'entrer dans la tête des personnages. Donc, il ne peut pas dire "Il lui sourit pour cacher son désespoir à l'idée qu'elle repousse son offre".

Et oui, elle peut se lever et attraper son sac à main ensuite... mais personnellement, je le prends toujours avant de me lever, histoire de pas l'oublier :p

Pat a dit…

Je reviens à Murakami.

Dans ''Le passage de la nuit'' (ai trouvé le titre en français!), il va plus loin encore avec l'idée de narrateur absent.

Il s'amuse à le décrire, ce fameux narrateur. À nous montrer ce qu'il peut et ne peut pas faire.

Dans une scène où on observe une jeune fille dont le sommeil semble anormalement calme (et là je cite de mémoire, en traduisant et en déformant au fur et à mesure...)...

''Ah, si. Maintenant nous percevons, en observant attentivement sa gorge, le mouvement discret d'une faible respiration. Nous aimerions pouvoir la tirer de son sommeil, mais nous n'avons aucune influence en ce monde. Nous sommes invisible, intangible. Un simple point d'observation focal. D'aucune manière, nous pouvons interagir avec ce monde. Nous devons nous contenter d'observer.''

Bon, vous saississez le principe. Le roman n'est pas entièrement écrit ave cce style, mais je trouve que c'est une variante amusante du narrateur absent.

Gen a dit…

@Pat : En effet :) Ça devient un hybride entre un narrateur témoin (qui est un personnage, mais pas le "héros") et un véritable narrateur absent, qui, normalement, n'existe pas vraiment. Là c'est un témoin qui sait qu'il n'existe pas! Belle trouvaille.

ClaudeL a dit…

Depuis que je me suis fait voler mon portefeuille à Montréal, plus question de sac à main ou sac à dos, qu'un portefeuille en bandouillère, la main dessus et pas grand-chose dedans. Je le garde sur moi, même en conduisant...
:-) Hors sujet, je sais et surtout pas narrateur absent!

Alamo St-Jean a dit…

Tu veux dire écrire à la Raymond Chandler dans les textes de Philip Marlowe?

Je sais pas, pour certain genre c'est plus propice. J'aime même plutôt écrire avec un narrateur externe qui ne fait que décrire l'action et qui n'a pas accès aux pensées du personnages.

M'enfin, ce n'est que moi! ;)

Gen a dit…

@ClaudeL : Moi c'est la petite sacoche en bandouillère. Jusqu'ici quand on m'a vidé mon porte-feuille, c'était des collègues de travail...

@Alamo : Pourrait pas dire : pas lu assez de Chandler pour m'en rappeler. Cela dit, c'est sûr que c'est plus propice avec certaines histoires que d'autres.

... mais un narrateur ne doit-il pas toujours être choisi en fonction de ce qu'on veut raconter?

Dominic Bellavance a dit…

Pour le terme universitaire, c'est n'est pas une narration hétérodiégétique avec focalisation externe?

http://www.etudes-litteraires.com/focalisation.php

http://www.etudes-litteraires.com/figures-de-style/heterodiegetique.php

Il me semble qu'Hemingway écrivait beaucoup de ses textes comme ça. Je me trompe?

Gen a dit…

@Dominic : Ah désolé, moi mon université elle s'est faite en histoire ;p Mon terme de narrateur absent vient de "Comment écrire des histoires" de notre Grande Dame ;)

Mais oui, on semble bien parler de la même chose.

Et Hemingway... je réfléchis... possible, oui. C'est loin dans ma mémoire. Faudrait que je vérifie avec le seul que je possède (Le vieil homme et la mer).

Dominic Bellavance a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Dominic Bellavance a dit…

Ça me rappelle qu'il faudrait bien que je le lise, ce "Comment écrire des histoires"...

Gen a dit…

Pas sûre que tu y apprendrais quoique ce soit de neuf par contre (étant donné que tu as étudié en littérature et non dans un truc bizarre ;)

Alamo a dit…

Oui Dominic à raison et toi aussi Gen lol. C'est la même chose. Sauf que si tu es snob et vit dans "l'élite des études littéraires" tu dois dire la réponse de Dom... :p Je taquine.

Et oui, j'approuve à ta question. J'écris toujours en fonction de l'histoire et du personnage. Côté "roman noir" un narrateur absent permet de créer des tensions et je crois, une meilleure fluidité au niveau de l'action qui n'est pas empiêtrée par les pensées ou les détails, le devoir de l'auteur alors est plutôt de "montrer" l'émotion et la pensée par la description. Chose qui est assez tough parfois... ;)

Gen a dit…

@Alamo : Bah, chaque domaine a ses snobismes et son jargon. En histoire, on jase plutôt d'étiologie hellénisante, de paléographie agonistique, de critique externe de sources... Bref, de mythes explicatifs, d'inscriptions honorifiques et d'étude de la provenance des textes anciens ;p

Pour la deuxième partie de ton commentaire : c'est vrai que le narrateur absent aide à créer le ton dur et rapide du roman noir en étant détaché des pensées des personnages. J'essaie d'expérimenter présentement et je fais pas mal de lecture pour essayer de voir dans quels autres styles de récit on peut l'appliquer.

En SFFF, c'est pas évident à date... (mais je me dis que si j'y parviens de façon intéressante, ce serait un atout dans ma manche)

Dans "Comment écrire des histoires", Élisabeth disait que les récits avec narrateur absent doivent être soigneusement calculé et que chaque description est planifiée, qu'il ne doit rien y avoir d'innocent. Un peu comme si on montait un décor de théâtre, quoi. Le défi est emballant! :)

Isabelle Lauzon a dit…

À tous ceux qui n'ont pas lu "Comment écrire des histoires" d'Elisabeth Vonarburg, je vous le conseille fortement! Je viens justement de terminer le chapitre sur les différents narrateurs et je suis très inspirée, j'ai envie de tous les essayer!

Gen a dit…

@Isa : Ça m'avait fait le même effet! hihihihi :)